L’autorité de référence pour toute une générations d’acteurs, notamment Africains-Américains, et champion de la lutte contre les inégalités et le racisme, s’est éteint à 94 ans.

L’une des dernières étoiles légendaires de l’âge d’or de Hollywood, l’acteur Sidney Poitier, s’est éteinte jeudi à l’âge de 94 ans, dans son pays natal des Bahamas. Poitier, connu pour ses rôles phares qui ont fait radicalement évoluer la perception des Africains-Américains sur grand écran, incarne à lui seul, à travers son parcours, digne d’une chanson de Bruce Springsteen, le “rêve américain” dans toutes ses difficultés, ses aspérités, mais aussi ses success stories.

 

Une enfance dans la pauvreté

Pourtant, le “rêve américain”, Sidney Poitier a bien failli ne jamais le connaître. Littéralement, puisque qu’il naît prématurément au sein d’une famille très pauvre, descendant d’esclaves sans doute originaires de Haïti et de Jamaïque. Il vient au monde, qui plus est, lors d’un déplacement de ses parents, fermiers de Cat Island (Bahamas), à Miami (États-Unis) pour vendre leurs produits. Il est pris en charge et soigné in extremis. L’enfant grandit à Cat Island. Son père est aussi chauffeur de taxi et, coupé du monde moderne, il ne découvre la modernité que lors d’un déplacement dans la capitale, Nassau. Il n’a que très peu d’éducation, et n’apprend pas à lire et écrire. À 15 ans, ses parents l’envoient vivre avec son frère, installé à Miami, sans doute pour l’empêcher de glisser dans la délinquance. Il y découvre le racisme qui frappe les Noirs américains.

À 16 ans, désireux de forcer son destin, le jeune Poitier part pour New York, où il mène divers jobs et dors notamment dans les toilettes d’un terminal de bus. Il fait aussi la plonge. Un serveur de restaurant lui apprend à lire. Il entre à l’armée, après avoir menti sur son âge, et travaille comme aide soignant dans un asile réservé à des soldats vétérans. Mais, à 16 ans, il a du mal avec la discipline et l’austérité de la troupe et prétexte des troubles mentaux pour obtenir sa décharge. Menacé de subir des électrochocs, il reconnaît avoir menti sur son âge pour convaincre ses supérieurs. Finalement, l’un d’eux, bienveillant, finit par lui accorder sa requête.

Le jeune homme retourne à ses jobs de plongeur à Harlem, et tente sa chance une première fois lors d’une audition au North American Negro Theatre (ANT) – où il se lie notamment d’amitié avec une autre star en devenir, Harry Belafonte – est sévèrement rejetée. Il n’a pas l’oreille musicale et ne peut pas chanter, une nécessité pour les acteurs noirs de l’époque. Qu’à cela ne tienne, il va perfectionner ses talents et son accent. Il est accepté à son deuxième essai. Repéré lors d’un casting, il est engagé en 1946 d’abord pour Days of our Youth, You Can’t Take It With You, puis pour une adaptation de la pièce d’Aristophane, Lysistrata, à Broadway, où sa performance est bien accueillie par la critique. Il est le premier membre de l’ANT à percer à Broadway, où, en 1949, il est déjà sollicité pour des premiers rôles.

Dans l’esprit du mouvement pour les “Civil Rights”

Son étoile montante séduit le grand producteur hollywoodien Darryl F. Zanuck, qui lui propose le rôle d’un docteur chargé de traiter un patient raciste dans l’excellent et tendu No Way Out (1950) réalisé par le très grand Joseph L. Mankiewicz, face au magistral Richard Widmark. Il ment sur son âge pour obtenir le rôle, dans la mesure où il n’a que… 22 ans. Un premier film qui résume en quelque sorte toute l’oeuvre à venir de l’acteur, orientée sur la lutte civique, mi-ange mi-rebelle, posée mais ferme, pour la fin des inégalités entre Blancs et Noirs aux USA et le rétablissement de la dignité des Africains-Américains. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard puisqu’il rejoint la bataille de Martin Luther King pour les *Civil Rights*, qui culminera le 28 août 1963 avec la marche sur Washington pour l’emploi et la liberté.

Dans le magnifique Blackboard Jungle de Richard Brooks (1955), il incarne ainsi le leader d’une bande d’étudiants exclus et réfractaires au système, confrontés au professeur Dadier, incarné par un Glenn Ford au meilleur sa forme. Un peu plus d’une décennie plus tard, en 1967, il passera de l’autre côté de la circulation des élites et reprendra lui-même, ironie du temps et de l’histoire, un rôle similaire à celui incarné par Ford dans le très bon To Sir, with Love de James Clavell, face à une classe toujours aussi compliquée. Dans le puissant Edge of the City de Martin Ritt, grand maître du réalisme social hollywoodien, il incarne un docker new yorkais et donne la réplique à John Cassavetes. Il devra attendre cependant la fin de la stigmatisation des rôles dévolus aux personnes de couleur noire, pour commencer à obtenir des rôles plus intéressants.

La consécration des années 60

Toujours sur le thème du racisme, et toujours dans une perspective inclusive, il interprète le rôle d’un détenu noir enchaîné à un détenu blanc (interprété par Tony Curtis), tous deux en cavale, dans un autre chef-d’oeuvre, The Defiant Ones de Stanley Kramer (1958). Le film lui vaut une première nomination à l’Oscar du meilleur acteur. Il enchaîne ensuite une série d’excellents films dont: Porgy and Bess (1959) d’Otto Preminger, A Raisin in the Sun de Daniel Petrie (1961) – après avoir interprété la pièce à Broadway en 1959 – sur une famille noire qui souhaite emménager dans un quartier blanc et confrontée à l’opposition collective des habitants du quartier en question. Il se dégage de son interprétation une rage d’enfant sauvage et innocent, dans l’esprit du jeu très physique de Marlon Brando ou Paul Newman à l’époque. Ou encore Paris Blues (1961), de Martin Ritt avec Newman et Joanne Woodward, sur les pérégrinations de deux jazzmen américains à Paris – l’occasion de comparer entre le traitement réservé aux Noirs en France et l’intolérance blanche puritaine américaine.

En 1963, le très beau Lilies of the Field de Ralph Nelson, qui brise quelque peu les stéréotypes de l’époque, lui permet d’obtenir l’Oscar du meilleur acteur. S’il n’est pas le premier Africain-Américain à remporter une statuette – Hattie McDaniel ayant déjà eu ce privilège pour Gone with the Wind (1939) de Victor Fleming, et James Baskett ayant reçu un à titre honorifique pour Song of the South (1946) – il est néanmoins le premier à l’obtenir dans la catégorie du meilleur acteur masculin, une gageure pour l’époque.

La décennie s’annonce très bien pour Sidney Poitier. À raison: elle lui offrira certains de ses plus grands rôles. Il fait partie de la Greatest Story Ever Told de George Stevens (1965), aux côtés d’autres grands acteurs, puis enchaîne sur l’électrique The Bedford Incident (1965), où il se retrouve confronté une fois de plus, cette fois comme reporter, au remarquable Richard Widmark en amiral va-t’en-guerre décidé à en découdre coûte que coûte avec un sous-marin soviétique. On le retrouve ensuite dans Slender Threat de Sydney Pollack (1965), un drame psychologique avec Anne Bancroft, A Patch of Blue (1965), un drame amoureux avec Shelley Winters réalisé par Guy Green (et l’un de ses meilleurs films), et To Sir, with Love (1967), remake inversé (professeur noir, classe blanche), dans un décor britannique cette fois, de Blackboard Jungle.

L’année 1967 lui offre également deux autres rôles mémorables: celui du policier Virgil Tibbs, qui , perdu dans le Mississippi, se retrouve confronté à un shérif raciste campé par l’inégalable Rod Steiger dans le fabuleux In the Heat of the Night de Norman Jewison – le film remportera cinq Oscars, dont celui du meilleur film et du meilleur acteur dans un second rôle pour Steiger -, mais aussi le décapant Guess Who’s Coming to Dinner de Stanley Kramer (1967), encore sur le racisme, où il donne la répartie au couple légendaire Katharine Hepburn et Spencer Tracy (dans sa dernière apparition à l’écran avant sa mort).

Un modèle à suivre

Les années 70 ne souriront pas autant à Sidney Poitier en tant qu’acteur, même s’il continue à tourner régulièrement un film par an jusqu’en 1977. Néanmoins, il passe derrière la caméra une première fois en 1972 (Buck and the Preacher) et réalisera cinq de ses neuf films durant cette décennie, pour la plupart des comédies acceptables mais mineures, dans lesquelles il joue aux côtés de Bill Cosby, Harry Belafonte ou Richard Pryor. Son meilleur essai dans ce cadre restera Stir Crazy (1980), une comédie franchement rigolote avec Gene Wilder et Richard Pryor. En 1974, il est fait chevalier à titre honorifique de l’Empire britannique par la reine Élizabeth II, et, contrairement au titre du film de 1967, ne pourra donc pas jamais porter le titre de “Sir”. Fait peu connu, Poitier sert par ailleurs d’inspiration pour la silhouette du héros Marvel, Green Lantern, en 1971.

Après plus de dix ans d’absence, il revient au cinéma en 1988 avec des films d’action moyens, Shoot to Kill de Roger Spottiswoode avec Tom Berenger, ou Little Nikita (1988) de Richard Benjamin avec le très regretté River Phoenix. Il se fera encore plus rare dans les années 1990, même s’il joue dans un petit diamant oublié, Sneakers, du très bon Phil Alden Robinson (1992), avec Robert Redford, River Phoenix et Dan Aykroyd. Son dernier film au cinéma sera The Jackal de Michaël Caton-Jones avec Bruce Willis et Richard Gere (1997), et son dernier téléfilm The Last Brickmaker in America (2001).

De 1997 à 2007, l’acteur devient ambassadeur des Bahamas au Japon. Il reçoit par ailleurs une pluie d’hommage au cours de la décennie 2000, dont les prestigieux Cecile B. DeMille Award en 2000 et le Screen Actors Guild Life Achievement Award, mais aussi un Oscar honorifique en 2002. Lors de son apparition télévisée à la cérémonie des Oscars en 2014, il aura droit à une standing ovation en bonne et due forme. Il y a bien de quoi. Sidney Poitier, c’est un Oscar sur deux nominations, deux Ours d’argent à Berlin, un Golden Globe (pour Lilies of the Field) et dix nominations, un Grammy Awards dans la catégorie “meilleur album récité” en 2001 deux nominations aux Emmy Awards, six nominations aux BAFTA et une étoile sur le Walk of Fame à Hollywood en 1994.

Mais c’est aussi et surtout, par-delà ses aspects de panthère rebelle dans ses premiers films, un homme élégant, sobre et distingué, au visage avenant et au regard particulièrement expressif, qui a ouvert la voie à toute une génération d’acteur Africains-Américains à Hollywood, en pavant la voie du succès et du progrès au sein d’une industrie complexe et difficile à ses fils et petit-fils spirituels. Un véritable pionnier et modèle à suivre. L’élégie prononcée vendredi par son digne héritier, Denzel Washington – qui lui avait promis en 2002, en obtenant son deuxième Oscar pour Training Day: “I’ll always be chasing you, Sidney” – sont particulièrement expressifs à cet égard: “J’ai eu le privilège de le compter parmi mes amis. C’était un homme bon, qui nous a ouvert à tous des portes qui nous étaient fermées depuis des années.”

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