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Au petit matin, notre couturier est mort, il s’appelait Monsieur Hagop, une histoire s’achève, le travail est accompli, des petites mains s’engouffrent dans l’oubli cruel. Comme Sisyphe, il a roulé sa pierre, comme Domenico (Erland Josephson) dans Nostalghia il a protégé sa flamme des eaux, jusqu’au trépas inéluctable.  

Des heures à rapiécer, coudre, raccourcir, partent avec lui dans les volutes mystérieuses de l’absence. Le destin individuel de Monsieur Hagop s’inscrit par la contingence des vies parallèles dans la trame narrative de l’existence propre de ses clients.

Au Liban, plus qu’ailleurs, le travail artisanal est un socle suranné de la vie sociale. Les petites mains qui façonnent, confectionnent, tissent un lien émotionnel mystérieux entre un client fidèle et un artisan familier sont les derniers remparts contre la bêtise de l’inconsciente intolérance.

Parfois, malgré l’obsession productiviste faussement esthétique véhiculée par le mensonge incessant et hypocrite de la propagande moderne, le travail méticuleux personnalisé l’emporte. Les supermarchés du consumérisme clonique perdent ainsi quelques batailles symboliques contre l’artisanat réel, un art qui tisse une toile sympathique entre un ami fidèle et exigeant et un travailleur attentionné et talentueux; une histoire qui les lie comme un parchemin des petits métiers.

Monsieur Hagop n’est pas simplement la personnification d’un savoir-faire révolu, c’est une rencontre, un sourire, un moment essentiel de la vie. Ce personnage pittoresque au possible, vestige incongru de l’exode, héritage rassurant de l’histoire douloureuse d’une Arménie exterminée, d’un Liban massacré, est l’étincelle impossible d’une flamme animée par la force de la culture et l’amour de l’art intemporel.

Dans un socle nauséabond, corrompu jusqu’à la moelle, flasque par les basses intentions mercantiles gangrénées par le repli social, infesté par l’intolérance débile et fragile, il subsiste comme une nostalgie Tarkovskienne, une flamme chancelante qui, par une traînée de poudre esthétique, est l’ultime bastion face à l’abrutissement d’un monde envahi soit par la violence délétère du mensonge, soit par la superficialité du mimétisme esthétique.

Je le vois descendre lourdement les escaliers sans lumière avec la résistance absurde de ses muscles usés par la méticulosité du travail de la dentelle.

Mr Hagop, sous des apparences étranges de poupée russe brutale, avait l’œil clair et la main agile, un regard lui suffisait pour se faire une idée de l’étoffe, de sa danse éternelle au-delà de la vague éphémère des modes fluctuantes.

En le voyant venir, haletant mais hilare, j’avais ce sentiment de plénitude qu’aucune richesse ne peut apporter, sauf celle des mains expertes et de la poésie du cœur.

L’artisanat est une chose sérieuse et drôle, ultime lien avec la profondeur de l’identité culturelle universelle. Tout est éphémère, sauf ces mains qui façonnent, qui sculptent et cet esprit qui déraisonne, déconstruit, refaçonne et resculpte, encore et toujours.

 

 

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