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Pascale Ojeil, la mezzo-soprano et militante à l’origine du double projet de jumelage, entre Byblos et Bonifacio, d’une part, et les cèdres du Chouf et le parc national corse, d’autre part, vient de lancer une nouvelle chanson Cedrus Libani. Écrite par Alain di Meglio et composée par Bruno Sussini, cette chanson est un message de paix et d’amour adressé par la Corse au Liban. Comment se positionne la chanteuse libanaise à la voix de velours? Entretien.

Invitée pour chanter avec le groupe corse Attalla, dans la citadelle de Bonifacio, Pascale Ojeil, Corse d’adoption, se voit décerner la médaille de la ville de Bonifacio par le maire Jean-Charles Orsucci et son adjoint, Alain Di Meglio.

"Mon apport réside surtout dans mon amour pour le Liban et pour la langue corse ancestrale que j’ai apprise et que je chante." Dans Cedrus Libani, le symbole libanais de la ténacité, de la résistance est sublimé dans une langue poétique poignante sur la musique envoûtante de la harpe et de la flûte orientale. Dans les images, on est frappé par le parallélisme entre la densité des forêts des cèdres et celle des longs cheveux rebelles de Pascale Ojeil, qui s’entrelacent comme des branches en signe de solidarité. Quel est le secret du message délivré en paroles, en musique et en images? Quel est surtout le contenu de l’engagement de la mezzo-soprano?

Racontez le message que vous adressez par le biais de cette nouvelle chanson.

D’abord transmettre la véritable image du Liban, la beauté de sa nature, la richesse de sa culture. Car dans la situation actuelle du Liban, sous l’hégémonie du Hezbollah, l’identité de notre pays est complètement défigurée. Nous sommes passés d’un pays avant-gardiste à un pays rétrograde. Je voulais aussi souligner l’amour des Corses pour le Liban, quand le monde semble nous abandonner. Il me semble que la France nous a abandonnés. Nous avons beaucoup misé sur le soutien du président Macron, mais… les Corses savent ce que le Liban et les Libanais sont en train de subir, car ils ont beaucoup souffert et souffrent toujours pour obtenir leur autonomie. Ils ont même été mutilés de leur langue, car on a réduit son emploi aux réunions de l’Assemblée nationale.

Comment les Corses expriment leur empathie envers les Libanais.es et leur engagement envers le Liban?

Après l’explosion du 4 août, ils ont été parmi les premiers à envoyer de l’aide. Ils l’ont exprimé également par le biais du double jumelage, entre Bonifacio et Byblos, d’une part, et la biosphère des cèdres du Chouf et le parc naturel corse, d’autre part. Cela a été concrétisé à travers plusieurs évènements culturels, gastronomiques et musicaux. Le double jumelage m’a ouvert des portes, pour initier des projets utiles pour le Liban. Je cite, à titre d’exemple, la vente aux enchères d’œuvres picturales, photographiques et de sculptures, au profit de l’association Achrafié 2020 qui a eu lieu en avril dernier à Ajaccio. Grâce à mon ami, l’artiste sculpteur Ange Felix qui a voulu, en signe de solidarité, offrir son œuvre représentant le cèdre du Liban en fer de récupération, l’idée d’une vente aux enchères est née. Mon ami, l’artiste notoire Pierre Farel qui a orchestré l’évènement, a mobilisé une trentaine d’artistes corses avec leurs soixante-treize œuvres. Le montant des ventes qui s’est élevé à vingt mille euros a été partagé loyalement entre les artistes corses et l’association libanaise qui soutient des familles en détresse. En fait, les Corses et les Libanais ont beaucoup de dénominateurs communs à part la beauté des paysages et la clémence du climat. Les Génois, les Pisans et les Carthaginois ont envahi l’île de la beauté à cause de son emplacement géographique. Tel est le cas des Libanais qui paient le tribut de leur emplacement, entre des voisins belliqueux et convoiteurs. C’est pourquoi les Corses soutiennent notre cause à mort.

Avec les chefs étoilés du festival Arte e Gusto

Justement, comment la soutiennent-ils à mort? Nous avons surtout besoin d’être soutenu. e. s pour l’application des résolutions onusiennes, notamment la 1559 et la 1701.

Il ne faut pas oublier que c’est le pays des bergers, des pâturages, que l’économie n’est pas leur point fort et qu’ils sont en pleines négociations avec la France pour retrouver leur autonomie, qu’ils dépendent toujours de la France au niveau des pouvoirs exécutif et législatif. Durant la guerre libanaise, ils sont venus défendre la souveraineté libanaise, à côté des jeunes Libanais (les phalangistes) et de nombreux Corses ont perdu leurs vies sur nos fronts. "Charité bien ordonnée commence par soi-même." Ils essaient de nous aider avec les moyens qu’ils ont. Ça me rappelle la générosité de l’offrande de la veuve citée par Jésus-Christ dans les Évangiles, qui a concédé le peu d’argent qu’elle possédait alors que les riches n’ont cédé que du superflu.

Comment la chanson Cedrus Libani que vous avez interprétée sur le petit écran le jour de la fête de l’Indépendance a vu le jour?

Alain Di Meglio, le maire adjoint de Bonifacio et le célèbre parolier a souhaité marquer la collaboration entre les deux peuples libanais et corse, après le double jumelage. Devant la beauté et la majesté des cèdres de la biosphère du Chouf, il est resté sans voix. Cela lui a inspiré une chanson poignante Cedrus Libani, en hommage au Liban et à ses cèdres millénaires, en langue corse. La chanson Cedrus Libani a vu le jour aussi grâce à la générosité de Bruno Susini, compositeur de la chanson Hosanna in excelsis,  qui a remporté l’Eurovision des langues minoritaires en 2008, en Suède. J’aimerais souligner également l’appui de Robert Virgitti, notre ami commun, qui est à l’origine de l’engagement de François Xavier Ceccoli, le président des Républicains de Haute-Corse, en tant que mécène. Le projet a pu se concrétiser entre Paris, Prague, l’Espagne et le Liban. Le soutien inconditionnel de M. Ceccoli, m’a permis d’interpréter une chanson patriotique inédite. L’association Energis Libani et la biosphère des cèdres du Chouf ont également apporté un appui logistique considérable à ce projet. J’ai été épaulée par des amis artistes, notamment l’arrangeur et l’ingénieur du son Laurent Binder, le chef d’orchestre Vartan Agopian, et la cinéaste-réalisatrice Marie-Rose Osta. Jauffrey Faustini, Adonis Hakim et Karl Yazbeck ont également soutenu mes efforts afin de pouvoir réaliser ce projet.

À Byblos, vous avez clôturé votre intervention par ces vers de l’hymne national corse Dio Di Salvi Regina, adressés à Notre-Dame: "Sur nos ennemis, donnez-nous la victoire puis l’éternelle gloire au paradis." Une exhortation adressée par les Libanais.es, toutes confessions confondues, à la Vierge Marie. Est-ce que la Vierge a entendu votre prière, la nôtre?

Les gens terrassés par les catastrophes sont devenus apathiques. Or, obtenir un miracle sans rien faire, juste en priant, est à mon avis inconcevable et irréalisable. On ne peut pas invoquer une aide miraculeuse sans vraiment œuvrer et contribuer de toutes ses forces à sa réalisation. De plus, une partie des Libanais est affiliée à l’Iran.

Quelles sont les activités qui ont eu lieu après le double jumelage entre Bonifacio et Byblos et les cèdres du Chouf avec le parc naturel corse?

Il est difficile de les lister. Voici quelques-unes. Grâce à Alain Di Meglio, Le Liban a été le seul pays étranger invité au grand évènement gastronomique "Arte e gusto", à Bonifacio en avril 2023, parrainé par Pierre Hermé, avec pour invités, Guillaume Gomez, l’ambassadeur de France de la gastronomie et des chefs étoilés. Je m’y suis rendue avec la délégation officielle de Byblos, présidée par le maire de Byblos qui devait rencontrer son homologue à Bonifacio, dans le cadre du jumelage. Concernant les activités des biosphères jumelées, la délégation du Chouf dont je faisais partie a été invitée et royalement reçue par les Corses, afin de préparer les échanges ultérieurs. Le maire de Bastia a mis à ma disposition le grand théâtre de la municipalité de Bastia (le plus grand de toute la Corse qu’on appelle l’ancien opéra) et s’est chargé d’assurer la logistique et une équipe de travail pour un concert en faveur du Liban. Le groupe emblématique A Filletta s’est également mobilisé et nos voix se sont mariées en corse, en arabe et en syriaque dans le cadre d’un concert inoubliable. En avril 2024, invitée par le Centre régional des œuvres universitaires et scolaires (Crous), lié au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, je donne une conférence à l’université Pascal Paoli qui portera sur les relations, les échanges et les similitudes entre la Corse et le Liban.

Durant l’évènement "Lire le monde" avec le maire adjoint Alain Di Meglio

En tant qu’artiste engagée, quel est votre positionnement actuel vis-à-vis de la guerre de Gaza et comment devrait-on agir pour protéger notre pays?

La guerre est une barbarie qui fauche des innocents, des familles, des enfants. Pour protéger le Liban, il faut exiger la neutralité. Le Liban a payé déjà un lourd tribut pour les autres. Ce n’est pas par manque de solidarité envers les Palestiniens, qui devraient retrouver leur sol, mais nous n’avons ni les capacités financières ni la force de faire la guerre après cinquante ans de batailles sanglantes. De plus, nos jeunes sont majoritairement expatriés. D’ailleurs pourquoi le Liban devrait être le seul à défendre la cause palestinienne? On refuse catégoriquement que le Liban soit utilisé comme plate-forme pour envoyer des missiles ou lancer des menaces de guerre.

D’après vous, quels sont les artistes libanais.es engagé. e. s?

Magida el-Roumi est engagée pour la souveraineté du pays. Elle ne rate pas une occasion de le clamer haut et fort et ses chansons patriotiques sont légion. En général, les artistes craignent de perdre des fans, de décevoir une partie de leur public. Je trouve donc qu’il est courageux de sa part de se positionner. Malheureusement, je ne connais pas beaucoup d’autres qui le font.

Le cèdre est un symbole national libanais fédérateur et le symbole de la pérennité et de la grandeur. On comprend donc la fascination de l’écrivain Alain Di Meglio pour le cèdre.

Tout à fait. Personne n’ignore que les cèdres du Liban sont abondamment cités dans les écrits des Sumériens dès le troisième millénaire avant Jésus-Christ. L’Épopée de Gilgamesh les décrit comme s’étendant sur "mille lieues de long et mille lieues de large". Les Phéniciens établis le long de la côte du Liban actuel et dans des villes antiques comme Byblos, Tyr et Sidon, utilisaient le bois de cèdre pour construire leurs célèbres bateaux marchands et constituer ainsi la première grande nation maritime dans le monde. Plus tard, les Babyloniens se sont intéressés aux cèdres du Liban à l’instar des Égyptiens, pour la construction de la légendaire ville de Babylone. Les textes de l’Ancien Testament citent les cèdres du Liban une centaine de fois. La Bible raconte en détail comment le roi Salomon commanda au roi Hiram de Tyr des quantités gigantesques de bois de cèdre pour construire son temple et son palais à Jérusalem. Au sixième siècle avant Jésus-Christ, les Perses contrôlaient les ports phéniciens pour se bâtir une flotte navale face à leur ennemi grec. Dans le texte d’Alain Di Meglio, traduit en français et en anglais, l’histoire du cèdre libanais est racontée dans un style poignant.

Vous avez une très belle voix que vous avez consacrée à la cause libanaise et à l’amour de la Corse et de sa langue. Cela signifie que vous n’allez plus interpréter une thématique différente ou changer de style musical?

Je suis très sensible à ce qui arrive dans mon pays. Or depuis 2016, les malheurs s’abattent sur nous sans répit et les chants patriotiques corses que j’ai dédiés au Liban s’adaptent à la situation libanaise et expriment au mieux mon ressenti. De plus, ils conviennent particulièrement à la tessiture de ma voix et sortent de mes tripes. Ces chansons véhiculent souvent la mélancolie, la douleur, l’identité mutilée, la révolte. Ce sont aussi des chants d’amour axés sur la relation de l’être humain avec la terre, les racines, l’appartenance. Inconsciemment, je me suis approprié ces chansons, qui répondent parfaitement au contenu de mon engagement.