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Lors du huitième concert de Beirut Chants, le violoncelliste Michal Kaňka et le pianiste Jaromír Klepáč affirment leur maestria dans un Beethoven quelque peu lisse mais convaincant, un Dvořák exubérant, un Martinů fiévreux et un Franck triomphant.

Le jeudi 7 décembre, alors que les cieux de Beyrouth versaient des larmes argentées sur la cité, laissant entendre le fredonnement d’une douce mélopée, les rues nocturnes de Gemmayzé se paraient d’un élégant sfumato, évoquant des lampions fumeux. Vingt heures allaient bientôt sonner. L’église Saint-Maron s’apprêtait à accueillir, chaleureusement, dans sa nef, le huitième concert de cette nouvelle saison musicale de Beirut Chants. Les œuvres soigneusement sélectionnées promettaient, en effet, d’embraser cette soirée glaciale de leurs mélodies réconfortantes. Le public, emmitouflé dans une expectative silencieuse, rompue par des chuchotements feutrés, attendait patiemment que l’harmonie envahisse l’enceinte sacrée. Dans cette atmosphère d’anticipation, les regards étaient tournés vers le chœur de l’église, où se profilait l’arrivée imminente des deux solistes tchèques, le violoncelliste Michal Kaňka et le pianiste Jaromír Klepáč. Une fois que les applaudissements se turent, les deux artistes se lancèrent dans une promenade musicale nocturne, mais ô combien lumineuse, à travers les partitions de Ludwig van Beethoven (1770-1827), Antonín Dvořák (1841-1904), Bohuslav Martinů (1890-1959) et César Franck (1822-1890).

Vigueur exubérante

Le concert s’ouvre sur la Sonate pour violoncelle et piano no. 5 en ré majeur, op. 102 no. 2, de Beethoven. Cette pièce, ultime création du génie de Bonn dédiée au violoncelle, semble pousser les frontières de sa période tardive avec une audace renouvelée. Toutefois, elle ne sacrifie en rien la vigueur exubérante qui caractérise l’ensemble de ses cinq sonates. À l’instar de la Sonate no. 3 en la majeur, op. 69, celle-ci s’articule en trois mouvements, offrant ainsi une trilogie musicale captivante. Dans le premier mouvement, Allegro con brio, l’archet de Michal Kaňka se déploie avec une légèreté presqu’aérienne qui ne semble guère s’attarder sur la densité harmonique du son, privilégiant l’élégance mélodique à toute recherche d’intensité sonore. Après cette entrée délicate sur la pointe des pieds, le violoncelle, et particulièrement le piano, un peu trop discret, peinent à insuffler l’effet héroïque escompté d’un mouvement censé être exécuté "avec éclat". Il est vrai que ce dernier se libère de tout ornement superflu, se contentant d’un matériau thématique minimal, basé sur des gammes et des intervalles que l’on pourrait qualifier de simples. Toutefois, il n’est en aucun cas mozartien, mais bien imprégné d’une véhémence caractéristique de l’esprit beethovénien.

Dans le deuxième mouvement, Adagio con molto sentimento d’affetto, le violoncelliste crée une atmosphère tourmentée, poignante voire lancinante, offrant une interprétation d’une finesse remarquable. Il dévoile une expression musicale imbibée de ce "sentiment d’affection" auquel le compositeur allemand fait référence dans sa partition, conférant ainsi à son jeu une intensité émotionnelle. Alternant entre des tonalités sombres et lumineuses, entre des moments méditatifs et tendres, ce mouvement est saturé de l’ineffable fusion de profondeur et de simplicité qui distingue les dernières œuvres de Beethoven. Le pianiste demeure en retrait, mais cela semble à présent plus compréhensible, étant donné que le violoncelliste prend ici le rôle de protagoniste. Cependant, le duo résonne de manière bien plus harmonieuse, Jaromír Klepáč s’appliquant avec minutie à sublimer le discours musical de son collègue. Alors que le mouvement semble toucher à sa fin, dans une résolution finale visiblement sombre, une révélation survient. À la toute dernière seconde, Beethoven opère un revirement soudain et, sans la moindre interruption, s’élance, avec un attacca subit, dans le mouvement final, Allegro fugato. De cet ultime moment beethovénien, subsistera dans les mémoires la fugue, brève mais condensée, magistralement révélée par le talent du violoncelliste.

Le duo tchèque durant le huitième concert de Beirut Chants

Couleurs tchèques

La soirée musicale se poursuit avec le Rondo en sol mineur, op. 94 de Dvořák, dans sa version originale de 1891 pour violoncelle et piano. Cette composition regorge du charme mélodico-harmonique caractéristique du génie tchèque qui s’efforce, tout au long de sa carrière, d’ennoblir les traditions musicales populaires de sa patrie. L’omniprésence de la tonalité mineure reflète la mélancolie ressentie par le compositeur avant son périple transatlantique vers l’Amérique. Michal Kaňka sert élégamment cette musique, à la fois ludique, virtuose et éloquente, avec une grâce palpable: tout chante et danse, chaque passage évoquant des scènes contrastées, miroirs de la vie rustique. Les attaques du violoncelliste sont franches et claires, la projection est ample mais l’intonation manque quelques fois d’assurance. Jaromír Klepáč se plaît à se faire l’accompagnateur discret, n’osant troubler l’harmonie ambiante par aucune ingérence superflue. Le pianiste tchèque rompt enfin l’équilibre qui prévalait durant la première moitié du récital dans les Variations sur un thème de Rossini de Martinů, et se mue à son tour en protagoniste à part entière aux côtés de son collègue. Ainsi, le duo insuffle vie aux dynamiques fluctuantes et modèle les effets sonores tout au long du thème et des quatre variations. Il entretient la fluidité du dialogue avec une précision pointilleuse, révélant ainsi le charme et l’audace inhérents à l’œuvre du fils de son pays.

Le violoncelliste tchèque Michal Kaňka

Entre douceur et véhémence

Le duo tchèque clôture le concert avec la monumentale Sonate pour violoncelle et piano en la majeur de Franck. Initialement écrite pour violon et piano, cette pièce fut réarrangée par le violoncelliste français Jules Delsart (1844-1900) pour violoncelle et piano, tout en préservant intégralement la partie dédiée au piano. Tout au long du premier mouvement, Allegretto ben moderato, Michal Kaňka et Jaromír Klepáč ne se laissent jamais emporter et dominent par la virtuosité d’une partition équitable qui donne à chacun d’eux son moment de gloire. Le violoncelliste réaffirme toute sa maîtrise de l’instrument, et particulièrement de l’archet, qui lui permet de sculpter minutieusement les dynamiques avec beaucoup de relief, tout en infusant dans cette prestation un son à la fois chaleureux et chatoyant, rehaussé d’un vibrato bien dosé. Jaromír Klepáč, quant à lui, trace une ligne mélodique limpide, soutenue par une pédale intelligemment expressive, et enchaîne les accords avec une précision d’orfèvre. Dans le deuxième mouvement, Allegro, l’exubérance voire la turbulence atteint son paroxysme. Le violoncelle gronde avec véhémence tandis que le piano suit scrupuleusement le discours musical, déployant des nuances allant du piano molto dolce au forte con passione. Dans le troisième mouvement, Recitativo-Fantasia, des instants de pure poésie émergent, offrant une quiétude bienvenue après le tumulte du mouvement précédent. La puissance évocatrice du violoncelle de Michal Kaňka et la richesse harmonique de l’écriture pianistique, accentuée par Jaromír Klepáč, confèrent à ce mouvement une majestuosité émouvante, culminant en une apothéose triomphale dans le dernier mouvement, Allegretto poco mosso.

Suite à une ovation chaleureuse et bien méritée, le duo tchèque conclut son concert en comblant son auditoire d’un bis empreint de tendresse: Le Cygne, le treizième mouvement du Carnaval des animaux de Camille Saint-Saëns (1835-1921).

Le pianiste tchèque Jaromír Klepáč