Un concert de perdu, dix de retrouvés. Malgré les intempéries, le récital du 18 février à Beit Tabaris a enchanté le public avec des compositions, explorant l’exotisme orientaliste et culminant dans la belle interprétation du Quatuor des muses, avant de conclure magistralement avec une œuvre peu connue de Puccini.

Le dimanche 18 février, malgré les caprices météorologiques, les amateurs de musique classique ainsi que quelques mélomanes ont bravé les intempéries pour assister au concert organisé à Beit Tabaris. En ces temps où les concerts de musique d’art occidentale de qualité se font de plus en plus rares au Liban, cette résidence d’artistes est devenue la destination privilégiée de la jeunesse musicale, des interprètes confirmés et des passionnés de cet art, tous avides d’expériences musicales enrichissantes. En ce dimanche particulièrement froid, les compositions chaleureuses de Ludwig van Beethoven (1770-1827), Franz Schubert (1797-1828) et Giacomo Puccini (1858-1924) promettaient de réchauffer les cœurs et d’échauffer les esprits.

Exotisme musical

C’est d’abord la soprano Nadine Nassar et le pianiste Dominique Salloum qui ouvrent le bal. Dès leur entrée en scène, ils se plongent immédiatement dans l’interprétation d’une pièce spécialement composée par le musicien pour cette occasion: Al-Chouhrour op. 11 pour piano et voix, sur un texte de Gibran Khalil Gibran (1883-1931). Elle sera réinterprétée à la fin du concert en bis dans une version pour voix, violon et piano (op. 11 bis). En dépit de quelques éléments esthétiques intéressants, l’œuvre de Salloum pèche par plusieurs aspects.

Tout d’abord, le traitement rythmique musical de la métrique poétique arabe classique est très problématique. Il y a, en effet, une égalisation des durées des syllabes longues et brèves dans la composition. Cela ressemble au traitement des chants en dialecte libanais qui relèvent d’une métrique poétique isosyllabique. À d’autres endroits, tels que la mesure 30, citée à titre d’exemple, la syllabe brève "Wa" est prolongée bien au-delà de la durée de la syllabe longue "fan" qui la précède. Quant au traitement harmonique (dans la seconde version), il est rudimentaire, se contentant dans de larges parties en l’égrènement de tierces parallèles. Par ailleurs, l’exotisme orientaliste adopté par Salloum est peu subtil sinon de mauvais aloi. En effet, si la modulation entre la partie A (adoptant un pseudo mode Nahawand ou plutôt un mode mineur) et la partie B (adoptant un supposé mode Rāst) est apparentée à un procédé existant dans la tradition levantine, le passage dans la partie C (adoptant une sorte de mode Hijāz sur mi bécarre, alors que le Rāst antécédent adopte un mi demi-bémol) est complètement aberrant. Le retour vers le pseudo Nahawand initial n’en est rendu que plus malaisé.

Concernant la ligne vocale, elle est exécutée avec plus ou moins de justesse, mais cette seule qualité ne suffit pas pour persuader pleinement. Le potentiel de l’instrument de Nadine Nassar est tel qu’on ne devrait en aucun cas tolérer des compromis. On ne parle certainement pas des petites imperfections dans l’intonation, notamment dans les trois-quarts de ton. Ce n’est clairement pas son point fort. Avec le timbre charnu qu’on lui connaît, sa technique robuste et sa musicalité aiguisée, acquise auprès d’un grand et fin maître, Henri Goraïeb (1935-2021), on serait en droit d’espérer des sommets d’interprétation. Il faudrait tout de même reconnaître que la partition de Salloum ne permet pas de mettre en lumière ses compétences techniques et interprétatives, la mélodie se concentrant majoritairement dans le registre médium. Le public restera ainsi sur sa faim, ce soir-là.

Rêve et tempête

Après un tonnerre d’applaudissements, Nadine Nassar cède la scène à son accompagnateur qui devient aussitôt soliste. Dominique Salloum s’attaque alors à l’Impromptu D. 899 (op. 90) no 3, en sol bémol majeur de Franz Schubert. Dans cette pièce, une mélodie onirique chante au-dessus d’une cascade d’arpèges ondulants murmurés, alors que les modulations au niveau de la basse créent des tensions harmoniques, des rugissements faudrait-il dire, mais qui ne tardent pas à s’apaiser pour se diluer dans le flot mélodique. Le pianiste déploie un jeu éloquent, empreint d’une sensibilité appréciable et affranchi de toute sentimentalité superflue. Portée par une respiration confiante qui donne certes une direction claire à la musique, son interprétation aurait toutefois gagné à être plus fluide – notamment au niveau des arpèges – afin d’extraire cette tendre griserie poétique, intrinsèque à l’œuvre de Schubert. Malgré ce bémol, le pianiste sert la partition avec bon sens et parvient, malgré tout, à émouvoir.

Le constat ne sera pas exactement le même dans la Sonate pour piano no17 en ré mineur, op. 31 nº 2 (surnommée "La Tempête") de Ludwig van Beethoven. Le discours est intelligible, mais tout ne chante pas forcément. Le premier mouvement, Largo-Allegro, est bien rendu dans ses contrastes dynamiques beethovéniens. Cependant, il pâtit d’un manque manifeste d’ampleur et de raffinement. De surcroît, la pédale, loin d’éclairer l’harmonie, semble plutôt la noyer. Le mouvement lent, Adagio, est particulièrement convaincant. Le pianiste met en avant la dimension harmonique de la pièce et crée une sensation de chaleur humaine très réconfortante. Le troisième et dernier mouvement, Allegretto, se trouve manifestement entaché d’un manque de précision et surtout de justesse, la cohérence et la cohésion du discours musical faisant défaut.

Esprit de conquête

La seconde moitié du concert est consacrée au Quatuor des muses. Parmi les 6 quatuors de l’opus 18 du génie de Bonn, l’ensemble libanais opte pour le quatrième. Es ist Dreck ("C’est de la merde"), avait déclaré le maître allemand, sans doute agacé par le succès relativement excessif que cette pièce recevait par rapport à d’autres. "Cela est d’autant plus étonnant que ce quatuor est en ut mineur, tonalité mineure privilégiée de Beethoven et presque fétichisée, puisque dans tous ses grands cycles instrumentaux, il y a au moins une œuvre en ut mineur", explique Bernard Fournier, éminent spécialiste de l’œuvre de Beethoven et du Quatuor à cordes, tout en soulignant que cette tonalité revêt une force et une signification particulières chez le compositeur. Le premier mouvement, Allegro ma non tanto, commence par un motif sombre dans le registre grave du premier violon. Ce motif, accompagné par les autres instruments, se déploie longuement dans l’espace, dans un esprit de conquête qui annonce le crescendo généralisé que constituent les 19 premières mesures du Quatuor no 7 op. 59 no 1. "Il y a donc avec ce début du Quatuor no 4 une sorte de préfiguration du style héroïque dans son aspect conquérant", fait remarquer le musicologue chevronné.

Les accords qui se déchaînent fortissimo sont une véritable lutte entre le premier violon et ses partenaires, lutte qui perdure tout au long de ce mouvement durant lequel le violon de Mario Rahi, dominateur, impose sa loi aux trois autres instruments. L’esprit du deuxième mouvement, Andante scherzoso quasi allegretto, est essentiellement ludique avec, cependant, un fugato plutôt austère et un étonnant passage donnant l’impression d’un savoureux désordre. "Dans le troisième mouvement, baptisé Menuetto, rien d’élégant et de raffiné ni de rustique comme dans les menuets du XVIIIe siècle, mais quelque chose d’âpre, de violent, de passionné, de fiévreux avec le retour de la tonalité d’ut mineur dans les parties extrêmes", indique Bernard Fournier. À cet égard, les musiciens auraient bénéficié d’apporter davantage d’ardeur, d’énergie, d’onctuosité, voire d’impétuosité au son. Cela s’applique également au final, Allegro, un rondo dont le refrain en ut mineur répond à la charge dramatique du premier mouvement et la complète en jouant sur le paramètre vitesse. Alors que ce chef-d’œuvre aurait dû s’achever avec l’emportement de la coda Prestissimo au parfum magyare, l’ensemble libanais ne sublime pas ce passage et conclut d’une manière fade, dépourvue de l’effervescence épique qui aurait dû couronner sa prestation.

En dépit des phrasés qui auraient nettement gagné à être plus respirés, surtout dans les passages rapides où l’articulation n’était pas excellente, le Quatuor des muses a néanmoins offert, ce soir, une belle interprétation authentique.

Cette critique est longue et il est temps de conclure. Un petit mot sur Crisantemi, SC 65 en do dièse mineur de Giacomo Puccini: magistral!