Beyrouth, ma vile ville. Je te tourne le dos pour contempler le monde, toi qui émondes mon présent de sa joie, de sa foi, de sa loi, de mon moi, de mon sous-bois où je me réfugiais en été, de mon tréma qui te scinde en deux, en mille. Je ne te reconnais plus. Je ne te retrouve plus, toi perdue dans les méandres de l’inconnu, de l’indécis, de l’indécent. Toute nue, tu poses.

Toute nue, tu me causes de toi, de ta glorieuse histoire, de mon enfance, du passé qui est surtout le tien, de ton passé qui est peut-être le mien. Tu t’en vas vers où, vers quoi, vers qui? Vers moi? Vers tes ruines, tes décombres, ton amnésie dont je suis la mémoire.

Plus rien ne compte que les contes de mon enfance que tu me récitais dans mon oreille qui ne t’écoutait même pas. Je ne sais plus par sur quelle plaie mettre mon doigt, par quel bout te prendre, par quel bout de recoudre.

Je te mettrai bout à bout pour que tu redeviennes ce que tu étais: une ville lumière. Une lumière, non éblouissante, mais aveuglante comme ta beauté. J’aimais me perdre dans tes ruelles. J’aimais amocher ton pavé de ma craie de marelle. Tu sautillais avec moi d’une case à l’autre.

Tu n’es plus ma ville. Tu es la mort qui nargue les survivants. Tu es eux, tu es les femmes que je n’ai pas draguées, tu es le slow que je n’ai pas osé avec cette fille qui avait une coquetterie dans l’œil, tu es les autres qui ont froissé ton lit de trahison.

T’aimer à ce prix est trop élevé. Mais je le paie ce prix, car l’amour n’en a pas un. Alors je casque. Je me défais de moi-même pour te réchauffer, toi la frileuse. Je sens le poids de ta peine qui ne dépasse pas celui de ma culpabilité de t’avoir larguée au coin du verbe aimer.

Te voici révolution. Te voilà évolution. Tu es enceinte d’une Méditerranée que la première vague avorte. Tu ne peux plus enfanter que des promesses creuses comme des coquilles sans mollusques. Tout est vide. Tu t’évides de ton essence, de ta raison d’être, d’être ma raison d’être.

Ton ciel n’est plus depuis longtemps céruléen. Il a la couleur de la poussière grise; la couleur du temps qui, avec le temps, transforme nos corps en cendres. J’alpague tes nuages pour en faire un édredon pour mes nuits frileuses.

Tes cordes de pluie sont les barreaux de ma prison. Sur ton cèdre millénaire, je creuse en creux ta finitude. C’est dans mes bras que tu mourras comme une gourgandine dans les bras de son marlou. Je me souviens de toi tout petit.

De tes marchands ambulants, de tes émouleurs, de tes billes carambolant frénétiquement sur le pavé, de ta kaaké qui ne passait pas, de ta barbe à papa gluante, de tes plages publiques, de mon premier plongeon raté dans les nappes de ta Méditerranée, de tes salles de cinéma qui me poussaient à sécher mes cours. Tu étais mon Cinéma Paradiso.

Haut comme trois pommes, je me fondais dans la foule pour ne pas payer la toile. L’étoile de ton Nord a perdu le sien. Et le mien, aussi. Désormais, je suis fourvoyé dans le lacis de ta résurrection qui tarde à venir, qui ne viendra pas, même à Pâques. Tu me tailles sur mesure une camisole de force pour m’empêcher d’ouvrir mes bras, pour que tu t’y lances en silence vers moi et tu me délivres enfin de moi-même. Je meurs sans toi, en toi; loin de toi point de salut.

Je plonge en toi comme un nageur dans les abysses d’une mer pour me familiariser avec la noire lumière et palper l’insondable amour que je te porte.

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