Il est étrange et tragique de se souvenir avec délectation d’un temps où le pays passait par sa période la plus sombre, où le danger était omniprésent dans chaque coin de rue, où le moindre instant de vie fébrile était une cruelle incertitude. La guerre est un cauchemar interminable sans répit, comme la lente agonie d’un corps qui souffre, sans jamais céder totalement à la mort, avec la part infinitésimale de vie qui transforme les plaisirs simples en des moments de bonheur.

Dans Cris et chuchotements, sommet du cinéma de Bergman, l’atroce supplice d’Agnès rongée par la maladie est rythmé par ces instants rares d’abandon à la douceur de la vie, lorsque ses sœurs, mi-ange mi-démon, lui lisent un livre de Dickens. La joie de courte durée entre deux râles insupportables préserve délicatement le lien d’amour familial fragile mis en danger par des années de haine refoulée. Agnès sourit, elle semble heureuse. Le terrible huis clos s’achève sur une note joyeuse avec l’un des plus beaux flashbacks du cinéma: vêtues de blanc, les trois sœurs déambulent dans le vert paradis des jardins du château. Le bonheur est une tendre nostalgie.

Toute proportion gardée, comme Agnès j’occulte de ma vie d’enfance les instants difficiles, le sifflement sinistre des bombes, le bruit insupportable de leur impact, la chute impitoyable des débris comme une pluie aléatoire de métal et de verre. Je ne garde en esprit que les moments qui précèdent les départs d’artillerie ou encore les jours plus heureux de fin de bataille. Je vois toute la famille réunie, avant qu’elle ne se disperse par les exodes forcés, le téléphone ne sonne pas, les bougies font vaciller nos visages, nous discutons interminablement, tout y passe: la littérature, l‘Histoire, la Bible, le Coran, le passé glorieux d’un Liban sublimé où, semble-t-il, mon père et ma mère pouvaient faire le tour du pays en tramway, en train, avec deux sous en poche. La nostalgie que j’éprouve à leur place me procure un réconfort mystérieux et me donne l’impression anachronique d’avoir vécu un âge d’or.

Je flâne dans les rues bondées des souks de Beyrouth, je traverse les petites échoppes, je m’arrête un instant dans le magasin d’encadrement de mon grand-père rescapé d’un génocide refoulé dans le subconscient de l’Histoire, j’y rencontre des petites mains pleines de vie qui s’affairent méticuleusement à enrichir les tableaux d’un bel ornement en bois qui sublime les œuvres prolifiques des artistes locaux. Une jeune fille débordant d’enthousiasme m’accueille, elle peint joyeusement avec un instinct artistique magnifique des toiles abstraites aux couleurs flamboyantes, elle me parle d’un ciné-club où l’on projette tantôt un Fellini qui me plonge dans les bas-fonds de Rome, tantôt un Pasolini qui filme en maître italien un Christ révolutionnaire en noir et blanc. Cette jeune fille est ma mère, héritière d’un passé qui conjugue gaiement des origines arméniennes, un environnement oriental et une culture européenne. Loin d’être un choc douloureux, cette diversité foisonnante de sources artistiques  est une richesse civilisationnelle, pierre angulaire de l’intelligence humaine.

Mais dans mon rêve, les bobines des chefs-d’œuvre du cinéma sont la proie des flammes de l’ignorance, les affiches jaunissent sur des murs criblés d’impact de balles et l’écran est en lambeau, plongé dans la triste pénombre des sous-sols mal éclairés. Une petite lueur me permet néanmoins de trouver une place sur un siège bancal; je m’assieds tant bien que mal, j’entends des petits pas timides qui me rejoignent, ma femme, ma fille et mon fils. Nous sommes maintenant quatre face à cet écran noir, nous attendons longtemps, les enfants s’impatientent.

Puis, miraculeusement, un projecteur se met en marche, des images défilent et nous émerveillent, j’entends de rires, je me retourne et je vois toute la famille et les amis qui nous entourent. Nous voilà enfin réunis par la magie des souvenirs.

La vie reprend son cours comme toujours et nos regards humides brillent d’une douce mélancolie apaisante.

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