Écoutez l’article

Sélectionné parmi les meilleurs romans à lire par le journal L’Express, ainsi que par la Radiotélévision belge de la communauté française (RTBF), le huitième livre de Pascal Manoukian, La Pesée des âmes, aux éditions Erick Bonnier, a pour décor le siège d’Alep et pour thème principal, l’importance d’informer. À travers la vie pleine de rebondissements d’une galerie de personnages, l’auteur nous livre en filigrane, une critique de l’information actuelle, plus proche de la désinformation.

Né à Meudon de mère française, Pascal Manoukian est correspondant de guerre au Liban, en Somalie, au Cambodge, au Kurdistan et en Bosnie, pendant presque un quart de siècle. Il abandonne sa caméra quand, pris sous le feu d’un franc-tireur de Sarajevo, il se sent coupable d’avoir survécu à un jeune de 16 ans, dont il voulait raconter la vie. En novembre 2013, il devient le directeur général de l’Agence Capa, avant de privilégier la fiction littéraire au réel des articles journalistiques. Il a écrit plusieurs essais et romans. Son récit Les Échoués, sur l’univers des migrants, publié aux éditions Don Quichotte a remporté le prix Premier à la foire de Bruxelles en 2016. Le Cercle des Hommes 2020 est un conte écologique, publié aux éditions du Seuil, inspiré de son périple en Amazonie à l’âge de 19 ans, avec un groupe d’Indiens isolés du sud de la Colombie. Le Royaume des insoumis, sorti chez Erick Bonnier, est un carnet de photos, qui raconte également par les mots, la résistance de l’Afghanistan face à l’Armée rouge et lui vaut d’être l’invité de la 25e édition du prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre. Ici Beyrouth a interviewé l’écrivain sur son nouveau roman La Pesée des âmes.

En Amazonie en 1976.

Pourquoi avez-vous choisi ce titre La Pesée des âmes, qui nous fait penser au destin des morts avant ou au moment du jugement dernier?

Le titre est inspiré de la religion chrétienne; on pèse les bonnes et les mauvaises actions, pour faire le décompte du bien et du mal. Pour revenir au livre, les gagnants peuvent devenir des perdants et les héros se muer en salauds et vice versa. Le plus dur dans la vie, c’est de choisir une ligne et d’essayer de la garder. En préférant le compromis, la vie devient plus facile, mais en trois minutes, on peut se trahir. En période de guerre, cette exigence devient très difficile et c’est l’une des problématiques du livre: comment rester fidèle à soi-même? Comme dans Le Grand Bleu, le héros du livre a envie d’aller jusqu’au bout de l’aventure. J’avais besoin d’un titre qui ne soit pas axé sur le journalisme ou la guerre en Syrie, autres thèmes du livre, mais qui m’incite à me réveiller le matin pour m’immerger dans l’écriture. Bachar el-Assad a gagné la partie, mais sera-t-il vainqueur in fine?

L’histoire que vous racontez contient-elle des éléments biographiques?

C’est romancé, mais tout le contenu a été documenté, à travers mon expérience de reporter de guerre. Le personnage de Frank est très proche de moi. Ce qu’il lui arrive à Sarajevo m’est arrivé à moi à Sarajevo, mais je ne suis pas mort. Ernest c’est le journaliste que j’aurais voulu être, si j’avais eu trente-cinq ans aujourd’hui. Ernest veut être à l’image de son père ou plus précisément à l’image de ce qu’était le journalisme à l’époque de son père, avant l’instantanéité et le numérique. Par ailleurs, l’histoire de la grand-mère de Nazélie à Alep, celle de l’hôtel Baron, c’est l’histoire de ma grand-mère à moi, une survivante du génocide arménien. Elle a été vendue en Mésopotamie, en tant qu’esclave. Ma grand-mère a servi une famille arabe pendant 5 ans puis elle a été repêchée par une association humanitaire et ramenée à Alep, dans un orphelinat arménien qui jouxtait l’hôtel Baron, tenu par un Arménien. Plus tard, des Grecs qui recrutaient des travailleurs pour les entreprises françaises l’ont emmenée en France. Entretemps, elle a transité par le Liban.

Correspondant de guerre au Liban en 1981.

L’écriture est souvent une sorte de revanche sur le destin. Qu’avez-vous voulu venger ou exorciser par le biais de ce roman?

D’abord, "ressusciter" Sead, un jeune combattant bosniaque que j’ai vu mourir devant ma caméra à Sarajevo. C’est ce qui arrive à Frank. En deuxième lieu, cela me rappelle les amis reporters morts sur le terrain. Vous trouvez, dans La Pesée des âmes, le récit de la disparition de mes deux amis journalistes, l’un indépendant et l’autre affilié à l’agence Reuters. J’écris aussi pour mes enfants et mes petits-enfants, pour leur apprendre "l’Arménité", leur expliquer d’où ils viennent et pourquoi ils portent ce nom. La littérature peut tout se permettre, même de faire revivre les morts. J’essaie d’exorciser des traumatismes en moi. J’appartiens à cette génération de journalistes qui ne portaient ni gilets pare-balles ni casques. On n’était pas assuré pour partir et on soignait nos propres traumatismes, avec nos propres ressources. J’ai quitté le Liban, le cœur en lambeaux. C’est le seul pays où j’aurais voulu emmener ma femme et mes enfants, même durant la guerre. Je revois les images hallucinantes: "la guerre des hôtels", "la guerre des tours", les bombardements israéliens au-dessus du Liban et récemment l’explosion gigantesque du port de Beyrouth. J’admire le sens du courage des Libanais et leur passion inextinguible de vivre.

Araxie, au centre, à l’orphelinat d’Alep.

Vous avez défendu dans vos livres précédents lécologie et vous avez montré le visage humain de limmigration clandestine. Quel est le message que vous défendez dans La Pesée des âmes?

J’aime raconter le monde. Plus le monde devient complexe, plus on demande aux journalistes de faire court et simple. Plus on échange, plus on s’affronte. C’est un livre sur l’amour qui permet de survivre. C’est aussi un livre sur la difficulté de la coexistence de deux ambitions dans le même couple. Il y a un questionnement latent: comment résister quand tout s’écroule autour de vous? Ce n’est pas aux Libanais que je vais apprendre cela. Vous êtes sans doute parmi les champions du monde de la résistance.