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Parti en 2010, Gebran Tarazi a laissé une œuvre littéraire et artistique singulière qui fait de plus en plus parler d’elle. Un artiste qui a mis au défi ses contemporains et sa propre famille, les Tarazi, antiquaires et artisans sur plusieurs générations. Habité par des idées innovantes, Gebran Tarazi passe pour un personnage particulier.

Gebran fait les cent pas au salon.

"Mais que fais-tu, Gaby? lui demande sa femme Mona.

J’écris!"

Après de longues heures de bouillonnement physique et mental, Gebran Tarazi prend son stylo et note… une seule phrase.

Né dans une famille d’artisans et d’antiquaires, il rêve de devenir écrivain. Il se lance alors le défi d’atteindre l’abstraction en littérature. Son roman Le Pressoir à olives, entièrement rédigé sous forme de dialogues, est achevé en 1979, mais ne paraît chez L’Harmattan qu’en 1996.

Après la fermeture de l’entreprise familiale en 1986, Tarazi se retire dans la montagne libanaise. C’est là, dans son atelier de Ballouneh, qu’il s’adonne à la réalisation de près de 300 tableaux, dans une période de travail acharné de dix-sept ans. Il explore différentes combinaisons de motifs géométriques abstraits.

Homme paradoxal, Tarazi était rationnel, mais ne faisait confiance qu’à son intuition. Ses tableaux étaient réalisés spontanément et théorisés par la suite! En concevant son ouvrage Variations géométriques, il constate que son travail pouvait être structuré en 12 séries. Dans cette publication de 2007, il apporte les explications nécessaires à la compréhension de son œuvre et inclut son manifeste sur l’art moderne, intitulé Besoin d’Orient. Il a également laissé des textes de son journal, écrits entre 1970 et 1980.

Une reconnaissance grandissante

L’œuvre artistique et littéraire de Gebran Tarazi intéresse de plus en plus les curateurs, les critiques et les universitaires. Saleh Barakat, directeur de la galerie d’art beyrouthine Saleh Barakat Gallery, révèle à Ici Beyrouth que Guggenheim, prestigieux musée d’art moderne à New York, a récemment fait l’acquisition d’un triptyque de Tarazi. En 2015, le musée Mathaf d’art moderne de Doha avait acquis la collection la plus importante, à savoir 50 œuvres illustrant plusieurs phases du travail de Tarazi.

Sur un autre plan, Juliana Khalaf Salhab, directrice du Beirut Museum of Art (Bema), annonce à Ici Beyrouth que l’équipe du musée a numérisé des documents d’archives relatifs à Gebran Tarazi, allant de 1993, date de sa première exposition, jusqu’à 2023. Il s’agit d’articles portant sur le travail de l’artiste ou encore de vieilles correspondances. La famille Tarazi a également fourni les photos des tableaux de l’artiste, qui seront accessibles sur la plateforme numérique du Bema. "Nous allons prochainement lancer une plateforme numérique, destinée au public et aux chercheurs", poursuit Mme Salhab, espérant que "cette initiative aidera à générer davantage de recherches sur les artistes libanais".

Sur le plan académique, Dima Hamdan, professeure de lettres françaises, a introduit, en 2024, Gebran Tarazi dans le cursus universitaire de master recherche en littérature française à l’Université libanaise. "L’objectif majeur est de faire découvrir et connaître un artiste singulier à l’œuvre multiple", souligne-t-elle à Ici Beyrouth, précisant que cette initiative constitue une première. Le cours est centré sur le roman Le Pressoir à olives, mais passe inévitablement par l’étude de l’œuvre picturale. "Il faut passer par l’art abstrait et par ses dimensions philosophiques existentielles pour pouvoir étudier l’œuvre littéraire de Tarazi, sachant que son art romanesque est aussi de nature et d’humeur poétiques", explique Mme Hamdan.

Le Pressoir à olives roman L’Harmattan 1996

Une monographie posthume, Douze saisons, publiée en 2017, rassemble l’œuvre picturale et des écrits de Gebran Tarazi, ainsi que des entretiens avec l’artiste et des textes critiques de Morad Montazami, historien de l’art et curateur.

Depuis son décès en 2010, de nombreuses expositions ont été organisées. Une rétrospective à la Villa Audi en 2011, une autre à la galerie Saleh Barakat en 2017, ainsi que plusieurs participations au Koweït, à Paris, Dubaï et Abou Dhabi.

 

Permutants, conçu par Gebran Tarazi, illustre différentes combinaisons mobiles d’une même œuvre d’art

 

Gebran Tarazi, un rebelle philanthrope

Provocateur. C’est là un point sur lequel tout le monde s’accorde au sujet de Tarazi: la famille et les critiques. "Anticonformiste mais pas du tout antisocial, il était fort curieux de l’humain, précise Mona. Son empathie et sa générosité lui ont attiré des amitiés fidèles." Et d’ajouter qu’"en dépit de l’ardeur du travail qu’il entreprenait, une ambiance de gaieté régnait dans la maison".

Les galeristes le traitaient de "difficile" car il s’entêtait à les tenir à l’écart, dans le souci d’"éviter, tant que possible, la dispersion de l’œuvre". Selon lui, elle est à observer comme un tout, pour mieux en percevoir l’évolution. "Il n’a pas cherché à promouvoir son art ou à obtenir une quelconque approbation", indique son fils Marc.

Selon Mme Hamdan, "son génie lui a permis de surpasser ses deux sources d’inspiration, l’art chrétien et l’art musulman, pour se forger sa propre voie, pour se créer son propre système artistique innovant, qui constitue un système culturel, un système créateur". D’après elle, "la singularité de Gebran Tarazi revient au fait qu’il n’est pas uniquement artiste, il est aussi critique d’art, écrivain, poète et surtout penseur".

"Il a ainsi exprimé sa recherche existentielle dans la peinture, dans les couleurs, dans l’abstraction géométrique", ajoute Marc.

Gebran Tarazi dans son atelier à Ballouneh accompagné de son assistant

Une approche controversée

La problématique de la distinction entre art et artisanat est au cœur de l’expérience et de la réflexion de Gebran Tarazi. "Il y a effectivement controverse en ce qui concerne mon travail peint entre décoration et art. Ne vaut-il pas mieux susciter le débat plutôt que l’indifférence?", écrit-il dans l’une de ses correspondances de 2002. Il cite, à cet égard, le galeriste Daniel Lelong, avançant que "l’artisan, c’est celui qui fait ce qu’il sait faire; l’artiste, c’est celui qui fait ce qu’il ne sait pas faire".

Convaincu que "les frontières entre l’art et l’artisanat ou la décoration ne sont pas infranchissables", il voulait absolument se démarquer de la tradition familiale. Mona confirme que "sa liberté d’esprit passait mal dans une famille conventionnelle et traditionnelle telle que la lignée des Tarazi".

En soirée redescendant le tableau conçu durant la journée

Une création intense et spirituelle

"Les dialogues sont, à la fois, d’une grande richesse et illisibles, au sens où on ne peut les lire qu’à petites doses sous peine d’étouffement." Voici le retour que Robert Solé, écrivain et journaliste franco-égyptien, donne à Gebran Tarazi après avoir lu Le Pressoir à olives, dans une correspondance datant de 1996.

"La littérature, pour moi, a pour fonction non point de raconter la réalité, mais de la transfigurer. Elle laisse le champ libre à l’auteur de créer sur base de mots", affirme Tarazi dans une interview accordée à la chaîne LBC, lors du salon du livre francophone de 1997. Sa pensée est tellement dense qu’elle donne le vertige, tant dans son expression littéraire que picturale. Un tableau de Tarazi "tourne", comme un soufi sur lui-même, entraînant l’autre dans un mouvement circulaire qui provoque la contemplation.

Utilisant les variations géométriques et chromatiques sur un "même thème", il crée une sorte d’"incantation", pour lui "fruit de la répétition", par laquelle il veut "rendre l’autre joyeux" (extrait de journal, 1971).

Gebran Tarazi mélangeant ses couleurs

Au final, Tarazi revendique une identité orientale méditerranéenne. "La répétition est le fondement même de l’orientalité", souligne-t-il dans son entretien à LBC, s’empressant d’avancer l’exemple d’Oum Koulthoum à l’appui. Et Mme Hamdan d’avancer que "la francophonie est un pilier fondamental de l’identité pluriculturelle de la famille Tarazi. En revanche, "si Gebran a choisi d’exprimer sa quête existentielle par l’écriture francophone, le souffle de son âme demeure oriental", conclut-elle.

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