À partir d’exemples réels, développés dans mon livre La Vie augmentée, je vous propose de chercher ces "parfums d’hommes", mélodies, et présences masculines, qui m’évoquent ceci: dans une sorte de distribution presque complémentaire, l’homme joue, et la femme danse… pour ou avec lui.

L’homme qui parle a une cinquantaine d’années, l’allure contemporaine, le phrasé vivant, les traits sympathiques. Pourtant – est-ce sa posture légèrement détachée, la pointe de complaisance venant teinter son discours, est-ce une note un peu forcée dans sa franchise affichée? – quelque chose, chez cet homme, tient son interlocuteur à distance, comme s’il cherchait à lui signifier qu’au fond la rencontre est vaine, ou que le cœur ne saurait y être tout à fait.

"Je viens m’adresser à la psychanalyse sans trop y croire, et avec une certaine curiosité, en me disant que je n’ai rien à perdre à essayer […]. Je vais très bien, mais ma vie n’a guère de sens. Je n’ai donc pas de vrai goût à la vivre. Mes amis proches ont toujours pensé que j’ai de la chance, car je ne souffre d’aucun malheur notoire. Je suis prospère dans mon métier, libre, et entouré de femmes pleines de qualités, amies tendres ou amantes ponctuelles. Décontenancés par mon état, ces amis me disent que j’ai l’air d’une âme en peine et ne savent comment m’aider. Il est vrai que je suis une personne difficile à cerner […]. Divorcé de la mère de mes enfants depuis des années, je ne me suis jamais remarié, car je préfère partager avec une femme des moments choisis plutôt qu’une routine quotidienne ordinaire […]. Pour ce qui est de la psychanalyse, j’avoue que cette discipline ne m’intéresse pas plus que ça, sauf dans ses résultats, souvent étonnants, pour les autres. Je suis un libre penseur, je tiens à mes rêves, et je ne pense pas que quiconque puisse orienter ma vie."

Sobrement, je l’ai interrogé: "J’entends que, malgré vos multiples satisfactions, vous n’êtes pas heureux, car vous ressentez votre vie comme dénuée de sens. Vous dites que vous tenez à vos rêves. Les réalisez-vous?"

Une expression de contrariété a fermé son visage: nous étions dans le vif du sujet. Cet homme tenait à ses rêves, mais précisément en ceci qu’il ne les réalisait pas.

D’un côté, il affichait un célibat choisi, porteur de plaisirs multiples, de l’autre il gardait en réserve, dans une forme de captivité onirique, son idée d’une rencontre idyllique. "Je ne suis pas un homme ordinaire, car j’ai un idéal amoureux que je me refuse à dévaluer. Comme je ne peux me résigner à l’existence terne des couples usuels, je m’en préserve en limitant la rencontre amoureuse à des moments hors quotidien, le temps que je rencontre la femme d’exception qui pourra partager ma vie (…), celle qui s’accordera avec moi, sera de taille à vivre de l’extraordinaire, et méritera ce que j’ai à donner."

À mesure que son discours se déployait, je me sentais émue par la situation de mon patient. Une sensibilité inavouée, assortie d’une solitude éperdue, filtrait d’un système apparemment maîtrisé, mais surtout clos sur lui-même.

Dans son oscillation entre triomphe et dé-goût existentiel, entre séduction plurielle et idéal de l’unique, entre duos réels et rêves solitaires, cet homme incarnait, à sa manière propre, l’un des pans mystérieux du masculin: celui que j’ai appelé "Mystères du célibat".

Il y a, au cœur du masculin, une énigme du célibat, posé comme tentation ET comme malédiction.

Nous pourrions objecter que notre époque se caractérise, côté féminin, par une même possibilité de liberté, donc par une même dialectique face au célibat. Pourtant, nous sentons bien qu’il existe un célibat d’essence typiquement masculine, dont l’histoire de l’Occident restitue la réalité. Dans la mythologie gréco-latine, le célibataire est explicitement admiré. Plus tard, la pensée chrétienne, et notamment celle de saint Augustin, consacre à son tour l’idéal célibataire des hommes. Ce qui distingue alors le célibat maudit du célibat convoité touche à la nature de la jouissance masculine impliquée: débridée, voire destructrice, pour le premier, renoncée ou strictement légiférée pour le second.

L’appréhension du célibat est à coup sûr différente aujourd’hui, ou plus exactement inversée au regard des deux camps: la jouissance à volonté est portée au crédit du célibataire, là où la privation de cette même jouissance le met en défaut. En somme, sous tous les cieux, religieux ou non, et de tout temps, se tient toujours dressé, sur la frontière tracée entre les deux versants du célibat, l’un éclatant l’autre infamant, l’enjeu de la jouissance.

Eu égard à sa jouissance donc, comment un homme, comment chaque homme, veut-il aborder le féminin, ce continent étrange que Lacan appelle " l’Autre sexe "? En séducteur, ostensible ou masqué, en rêveur, assumé ou secret, en amoureux, éternel ou passager…?

Les réponses apparaissent parfois comme strictement antipodiques, y compris chez des hommes présentant de nombreux traits communs. Vincent Cassel, incarnant le brillant et sulfureux psychanalyste Otto Gross dans le magnifique film de David Cronenberg  A Dangerous Method, dit: "Le concept de monogamie (de l’homme marié) est le plus angoissant qui soit."  L’un de mes patients, alliant également, en sa manière d’être homme, le charme et le tourment, dit: "Le concept de solitude (du célibataire) est le plus angoissant qui soit."

L’énigme du célibat est telle que, pour un homme donné, les deux propositions peuvent être vraies ou fausses ensemble. Alors où est la clé?

À mon patient, qui célébrait ses plaisirs célibataires, "le temps, disait-il, que je rencontre la femme d’exception […], celle qui s’accordera avec moi", j’ai demandé: "Quelle idée vous faites-vous de cet accord amoureux avec une femme?" Sa réponse, pourtant longue et soigneuse, se trouvait curieusement évidée de toute spécificité, au point d’aboutir à une tautologie, ou une impasse en forme de "lapalissade", qui pourrait se résumer ainsi: "Je rêve d’un accord divin à la femme de mes rêves."

Avec une énergie à la mesure de mon désir de le voir "dépasser l’impasse", je lui ai dit : "Vous affirmez que votre vie n’a pas de goût et que vous l’éprouvez comme dénuée de sens. Malgré vos multiples motifs de satisfaction, vous y errez comme une âme en peine, en attendant une sorte de lumière divine supposée venir d’une rencontre providentielle. Le repère que peut vous donner la psychanalyse est celui-ci: le visage des choses humaines est illuminé par le désir que nous leur adressons. Dans une déclaration désormais célèbre, Freud a dit préférer la fleur de son jardin à la gloire posthume qui l’attendait. Sans doute chaque fleur de la Création a-t-elle une grâce universelle pouvant être reçue comme divine. La gloire posthume peut être attendue, elle aussi, comme une élection divine et désirable de tous, en ce qu’elle donne une forme d’éternité. Pour autant, le bonheur incomparable, la plénitude de sens qu’éprouvait Freud en contemplant SA fleur, ne venait de rien d’autre que de sa propre sensibilité à cette fleur. Aucune femme divine ne vous tombera du ciel si vous n’en faites pas VOTRE fleur."

Une femme dit: "Il est mon Visage du masculin." Un homme dit: "Je fais d’elle ma Fleur." Toute femme dit: "La faille de mon homme est sa plus belle force." Trésor au cœur de son être, et trésor au cœur de mon regard. L’autre, aimé, est toujours mon Mystère.