Les deux hommes se toisent, c’est du sérieux. Ils sont positionnés face à face, une cinquantaine de centimètres les séparent. C’est drôle, il semblerait que l’un soit le reflet dans le miroir de l’autre, mais avec cinquante ans de retard.

Le premier homme a encore un visage très juvénile malgré sa vingtaine bien tassée. Sa figure en lame de couteau à la pâleur fantomatique lui donne un air dangereux. Il ne sourit pas, la commissure droite de sa lèvre s’étire en un rictus insolent. Sa longue chevelure noire ébène mi- longue, impeccablement coiffée, est balayée par le petit vent qui aère la plage de Batroun en cette fin de journée. Le soleil couchant l’éclaire de reflets orangés, il est en cet instant terriblement attirant.

Le second a le regard clair, discrètement ridé aux coins des yeux. Il porte les cheveux plutôt longs, lui aussi, mais les siens s’épanouissent bien plus anarchiquement sur son crâne et sont aussi blancs que neige. Il est très grand et sec, il devait être sportif dans sa jeunesse, à coup sûr. Avec sa chemise à carreaux beige et bleu, son nez droit et sa cigarette au coin de la bouche, il a des petits airs de Clint Eastwood. Il lui manque un chapeau de cow-boy pour ressembler au gangster du far-west qu’il joue dans ses films. D’ailleurs, personne ne serait surpris qu’un virevoltant passe au milieu de cette scène de tension.

L’enjeu est important ce soir. Bien plus qu’il ne l’a été ces dernières années. Les badauds se massent, comme toujours sur la corniche à cette heure, et plus particulièrement autour des deux hommes qui n’ont cessé de se regarder en chiens de faïence depuis près d’une heure.

Le plus expérimenté est plutôt tranquille, il ne craint pas le coup fatal. A son âge, il ne craint plus grand-chose. Il a même hâte! Le plus jeune, lui, manque de cette qualité inhérente aux aînés, il est plus impatient, imprudent même. Quelques gouttes de sueur perlent le long de ses tempes. Est-ce la chaleur humide qui a écrasé la ville portuaire toute la journée? Est-ce la tension à son paroxysme qui alourdit l’atmosphère?

Il jette un œil anxieux sur ses munitions, encore quatre. Son adversaire n’en a plus que deux.

Et il aura suffi de trois minutes pour que le duel des deux hommes s’achève.

Encore perdu! Mais c’est pas vrai! Ziad n’arrivera donc jamais à battre son grand-père au backgammon!

Les deux hommes se sourient, Jeddo se lève et vient caresser de son poing la chevelure de son petit-fils. Jour de ses 25 ans ou non, ce n’est pas aujourd’hui qu’il gagnera la célèbre boîte de jeu de Jeddo, véritable joyau de marqueterie libanaise délicatement incrusté de nacre. Avec cette boîte, Jeddo n’a jamais perdu une seule partie.

Ziad a encore une année pour s’entraîner aux côtés du vieil homme et espérer remporter le trésor pour ses 26 ans.