Tout contre le hublot, traînées de poussière humide. Éviter le pays qui repose comme corps en arrière-plan, éviter les contours du pays, la couleur de sa terre, ceinte de mer. Éviter de le regarder, sans arriver à lui tourner le dos. 

Le capitaine se présente en arabe, anglais, français. Détails du vol, les mêmes, scandés sur différents tons selon la langue en usage. S’amuser à vérifier la conformité du message dans ces trois langues, les nuances du discours, aussitôt fière de les parler, de pouvoir se distraire au jeu des sept erreurs.

Après de longues rondes au sol, soudaine accélération de l’avion. Le cœur s’affole, sans peur. L’émotion part du ventre, comme si, en décollant, l’engin décrochait dans son essor les organes. Son corps crie en silence l’étrangeté de se sentir brutalement (il faut toute cette violence pour décoller) arrachée à sa terre. À son pays. Elle ferme les yeux pour entendre parler son sang. Que ses muscles disent ce qu’elle n’arrive pas à penser, à éprouver.

Bulle d’irréalité que ce lieu clos et public. Les compagnons de route, des inconnus anonymes. À ses côtés, les deux sièges restés vides. Elle a regardé défiler les passagers, soulagée de les voir poursuivre leur chemin: enfants, parfums, embonpoints, hommes sentant le tabac froid… Soulagée, sans savoir que faire de ce silence pourtant espéré.

L’espace entre ciel et terre, marge de deux pays. Flotter; seule, éphémère. Perdre un soupçon d’humanité. Elle ne dort pas, s’absente comme divisée d’elle. Elle ne pense pas, engourdie par le ronron des moteurs. Elle n’a pas de mot, ni une langue ni l’autre. Elle ne ressent pas, nuit portée au ventre. Elle n’écoute pas la gravité du moment, ce voyage. Tout somnole, comme de regarder un paysage ou un feu.

Voix du capitaine. L’avion se prépare à atterrir. Déjà? Sa voix, la même qu’au décollage, comme l’écho halluciné du pays étendu de l’autre côté du hublot. Son pays, à présent quitté. Étreinte d’émotion. Retour au réel avec les trois langues qui défilent dans les haut-parleurs de l’avion. La joie, dans la voix du capitaine. Les précisions sur ce qui les attend à l’arrivée débitées scrupuleusement. Paris, un autre sol. Mais qu’est-ce qui t’attend, toi? La vie à venir. Attacher sa ceinture. Bourdonnement, pression dans les oreilles. Et cette impression d’étouffer. Le corps prend le relai, comme au décollage, mais dans un mouvement qui chute. S’écrase. Elle fixe la terre qui se précipite vers eux, doigts enfoncés dans les accoudoirs. Paris, à toi Paris!

Pieds qui pointent le bout des baskets avant de se déposer. Visage tendu; droite, gauche. Bras, jambes. L’autre bras suit le geste, entraîne poitrine, bassin. Des parcelles d’elle, dépliées. Elle sort de l’avion comme d’une membrane: l’existence passée. Elle n’est plus au Liban. Et déjà ce creux au centre, c’est tout blanc en elle, ouaté.

Premiers pas au sol, sensation de marcher sur la lune. Engourdissement. En elle ça vacille, tout d’elle titube tandis que ses jambes déroulent des actions ordinaires, ses muscles déploient des mouvements réflexes. Corps et esprit dérobés à la gravité. Elle sait que la terre est partout terre, que l’air autour est fait d’oxygène comme au Liban. Mais ses pieds prennent une autre consistance. Corps troué, sans densité. Cœur battant comme les secondes qui précèdent les rendez-vous.

Elle fixe le point le plus lointain devant, dans cet aéroport glacial, au nom humain. Charles. Ça pourrait être un oncle. Voiler son regard pour ne pas trahir son attente tandis que ses yeux balaient alentour, quête silencieuse de retrouvailles. Retrouvailles mais avec l’inconnu, sans s’étonner du paradoxe. Débarquer, portée par l’orgueil triomphal des conquérants. À toi Paris! Elle voudrait le hurler. Applaudissements du monde, acclamations de l’univers. Neil Armstrong sur la lune. Ses premiers pas en terre inconnue. Elle a regardé des documentaires et comme par effet calque, tout de son corps y est. Mais personne pour ovationner sa descente. L’absence commence.

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