L’exposition Things and Other Things à l’espace Marfa’ jusqu’au 29 avril montre les plus récentes toiles du peintre libanais Omar Fakhoury, décrivant son rapport complexe aux choses du quotidien.

Le peintre libanais Omar Fakhoury présente ses plus récentes toiles dans le cadre de        l’exposition Things and Other Things à l’espace Marfa’  (dans le secteur du port de Beyrouth) jusqu’au 29 avril. Il y décrit son rapport complexe aux choses du quotidien.

Un disque rayé, une paire de lunettes de soleil en morceaux, un demi-cendrier, un gode cassé, un pinceau défoncé, composent la première partie nommée Fragments. Porteuse de vie, de souvenirs de personnes et d’instants, elle est le fruit d’un travail autobiographique. Les peintures montrent tout sauf des objets morts – peut-on dire qu’ils sont vivants ?

Ces portraits et l’acte même de les peindre sont la manifestation de l’affect, les témoignages d’une vie en cours. Certains appartiennent aux confins de la maison, d’autres à la rue, où se manifeste un plus grand nombre de relations entre les gens, la flore urbaine, et les espèces plastiques ou détritus. Dans la seconde partie de l’exposition, le mobilier urbain improvisé et les créatures extravagantes construites accidentellement par les hommes ou par la nature deviennent les sujets de la quête picturale du peintre.

Les brisures du quotidien

“Il y a un an, j’ai déménagé de maisons et d’ateliers. Dans les cartons, j’ai trouvé beaucoup d’objets cassés, soit avant, soit pendant le déplacement. Je les ai peints les uns après les autres. Certains objets ont été cassés pendant que j’en peignais d’autres, alors je les ai peints aussi ", écrit Omar Fakhoury dans l’introduction à son exposition.

Commencée pendant la période de confinement, la série Fragments aborde pour la première fois de sa carrière les objets de l’intérieur. " Ces objets sont restés très longtemps dans ma vie, refusant de partir à la poubelle. Ils étaient un peu partout à l’atelier et à la maison, dans les tiroirs, les cartons. Certains ont une valeur affective, d’autres non… mais ils sont malgré tout restés. Les peindre, c’est aussi une façon de s’en détacher ", raconte-t-il dans un entretien privé avec Ici Beyrouth.

Pour cette série, le peintre a choisi de préserver les toiles telles quelles, sans les tendre ni les nettoyer. Comme des objets de valeur, elles sont enfermées chacune dans un cadre à part qui forment autant de petites boites déconnectées les unes des autres. " Quand j’ai décidé de travailler sur les objets cassés qui sont restés dans ma vie tout en ayant perdu leur fonction, ils ont commencé à apparaitre. Je me suis mis à les chercher. Certains sont des souvenirs : mes anciennes lunettes, le vase fait par le potier de mon quartier, la pipe de mon père… mais pas seulement. Il y a par exemple, un trophée de guerre : la bombe lacrymogène qui m’est tombée dessus lors des manifestations à Beyrouth en 2015 ", poursuit Omar.

La ville comme une scène

La deuxième partie de l’exposition concerne les objets de l’extérieur : " Il y a des apparitions dans la ville. Quand je vois, par exemple, un canapé décomposé, deux chaises encastrées comme si elles copulaient, ça m’interpelle, et j’ai envie de les peindre. La peinture n’est pas quelque chose d’instantané. Passer du temps avec une image, c’est une façon de la décrypter, de mieux la comprendre ".

Omar Fakhoury avait peint dans ses précédentes expositions, telles Rehearsals for a Setting en 2016, des sites politiques ou religieux célèbres en les réduisant à des socles, des formes, des matériaux et des surfaces. Il s’explique : " J’avais envie de démystifier tous les monuments qui visent à marquer le territoire dans la ville et à imposer un certain pouvoir. Tel un vaudou, je les ai retirés de leur socle et détrônés, créant une autre réalité où ils n’existaient plus. Je les ai banalisés en les vidant de leur aura. "

Man I Holding the Constitution, 2015, acrylic on canvas, 180 x 150 cm

Sa considération de la ville comme une scène, un théâtre, où se joue le surréalisme et le poétique, est une notion qu’il a également explorée à travers sa pratique d’intervention publique in situ. Dans sa plus récente intervention intitulée Terrace, en collaboration avec l’architecte Christian Zahr, il a transformé un panneau publicitaire vertical en une simple scène ou un rooftop, permettant ainsi des interactions intuitives non normatives. " On a retourné un panneau publicitaire à l’horizontal pour qu’il devienne une terrasse sur laquelle les gens montent. Ça crée une surprise, un espace de jeu dans la ville, qui fait qu’on la regarde différemment. On s’échappe… "

Quand tout s’effondre

Étrange, effrontée, surréaliste, et drôle à la fois, l’exposition Things and Other Things forme un paysage d’affect à une époque où les valeurs et notre relation aux choses se retrouvent ébranlées, remises en question et célébrées comme jamais auparavant. Omar Fakhoury confie : " La question était quoi peindre dans une ville en plein effondrement. Après l’explosion, je suis retourné au port pour prendre une photo de l’autre partie : la mer était calme comme jamais. Je voulais faire un parallèle indirect avec la violence de l’explosion. Il y avait un sceau posé à l’envers sur une échelle, alors que je l’ai peint devant la vue de la mer. "

La logique de destruction a toujours existé dans son travail. Mais, pour lui, dans la brisure, il n’y a pas seulement la mort : " C’est magique de voir tout cet assemblage de choses fait par les gens. C’est une façon de les raconter et de montrer la magie qu’ils peuvent créer. L’espace publique devient un lieu d’expression spontané dans un pays où rien n’est contrôlé. "

Crédits : Nada Ghosn / Marfa’

À 300 mètres du port, d’où le nom de Marfa’ (le port en arabe), la galerie a été entièrement détruite par l’explosion du 4 août 2020. Fermée en raison de la pandémie du Covid-19, seules les œuvres de l’exposition collective alors en place ont été touchées. La galerie a tout de même continué de participer à des foires internationales, telles que Bâle, la Fiac ou Frieze. Plusieurs collègues, notamment à Paris et à Londres, l’ont invitée à participer à des événements en signe de solidarité avant que le lieu ne rouvre en mai 2021 avec un projet collaboratif autour du thème de l’eau.

Joumana Asseili, sa directrice et fondatrice, a été longtemps mécène et conseillère pour divers lieux d’art contemporain à Beyrouth. Notant le manque d’espaces dans une ville culturellement riche et regorgeant de talents, elle a finalement ouvert Marfa’ en 2015. Interviewée par Ici Beyrouth, elle indique : " Je choisis les artistes selon l’idée qu’ils défendent et comment celle-ci prend forme, se matérialise et nous interpelle. J’aime la façon qu’a Omar Fakhoury de considérer la ville comme une grande scénographie, son regard sur les objets qui l’interpellent et qu’il reprend dans sa peinture. Sa série sur les chaises abandonnées m’a beaucoup touchée. On s’identifie à chacune d’entre elles, car il en fait le portrait. "

Plastic Chair Groove est le titre de ces chaises-ballerines debout sur une jambe qui le fascinent de manière récurrente. Ces monuments du quotidien en constante évolution sont devenus les alliés des manœuvres humaines pour la survie, sur et hors des trottoirs de notre ville brisée. " Ça ne m’intéresse pas la brisure des grandes catastrophes. Les êtres humains cassent tout le temps des choses, pas forcément par haine ", conclut Omar. " Cette exposition montre le charme des objets de tous les jours. La poésie dans les scènes du quotidien. Comme le dit Thomas Mann : L’art ne constitue pas une puissance, il n’est qu’une consolation. "