La lecture est-elle devenue l’apanage des super nantis bien qu’elle soit indispensable au développement, ou la capacité des Libanais-es de trouver des solutions n’est plus à prouver? Comment se faire éditer au Liban quand l’accès aux éditions françaises semble quasi-impossible? Trois éditeurs répondent à nos questions.

Au Liban, après 2019 et son cortège de catastrophes, les maisons d’édition prestigieuses ferment, les prix des livres sont aussi spectaculaires que la hausse du dollar. Les écrivain-e-s en herbe et les talents confirmés ne savent plus à qui adresser leurs manuscrits. L’accès aux maisons d’édition françaises semble hermétiquement fermé et les maisons d’édition libanaises notamment francophones déposent l’une après l’autre leur bilan. Pour analyser ce tableau a priori très sombre, Ici Beyrouth a rencontré trois éditeurs libanais tenaces, déterminés à proposer des solutions et à reconsidérer les rapports auteurs-éditeurs-lecteurs. Interview de Nadim Dergham fondateur des éditions Dergham, d’Antoine Saad PDG de Saer al-Mashrek et de Youssef Germanos qui a osé l’aventure en 2021 avec Eukalypto.

Antoine Saad: " Saer al-Mashrek en croissance! Prix réduits et coédition avec la France. "

Comment se porte la maison d’édition Saer al-Mashrek après 2019? Comment faites-vous pour prospérer quand tout régresse au Liban?

Bien que cela soit surprenant dans les conditions actuelles, nous sommes en perpétuelle croissance, depuis que nous avons commencé en 2011! Nous vendons toujours nos livres selon le taux de change officiel à 1500. Les gens ne se sentent ni dépassés ni leurrés par nos prix. Dernièrement, au Salon du livre arabe 2022, nous avons vendu 1000 livres malgré les séismes libanais successifs. Pour être plus précis: le livre du patriarche Mar Nasrallah Boutros Sfeir composé de 400 pages et relié de chamois se vend à 50.000 L.L. De même, il y a quelques années, nous avions 7 ou 8 livres sur la liste d’attente, aujourd’hui nous en avons plus de 40. Grâce à nos prix très abordables, nous occupons actuellement la moitié du marché des livres. Depuis 2019, nous avons publié cent livres en arabe et une trentaine en français. Ce que nous visons, c’est démocratiser la lecture et contribuer à la résistance culturelle du Liban.

Nous avons l’impression que vos objectifs sont purement caritatifs…Peut-on entrer dans les détails?

On ne prétend pas être une entreprise caritative, pas plus que lucrative. Par souci de transparence, je vous dirais qu’on demande à l’auteur de régler les frais d’impression et nous assurons la vente du livre selon le taux de change officiel à 1500 LL. Au cas où l’auteur ne peut pas, pour une raison ou pour une autre, couvrir les frais d’impression, nous avons adopté la formule du coût de revient qui est cependant en dollars. Nous vendons cent copies divisées sur le prix de revient, avant le lancement du livre sur le marché, pour couvrir simplement les frais. Le prix du livre dans les librairies sera toujours fixé en livres libanaises selon la parité officielle de 1500. Dans les pays du Golfe, nos produits arabes et anglophones se vendent par contre en dollar, ce qui nous permet de respirer.

Est-ce que l’auteur confirmé ou l’écrivain en herbe sont-ils soutenus par des mécènes pour assurer le coût de revient? Ces cent exemplaires sont-ils achetés par des établissements?

L’auteur n’est jamais seul. Notre maison d’édition est impliquée au même titre que lui dans la mobilisation des amoureux des livres, des fidèles de Saer al-Mashrek, pour contribuer à la pérennité de la maison. Et, contrairement à ce que vous pensez, les établissements scolaires ne sont pas engagés dans cette démarche. Nous avons par exemple un livre en arabe intitulé Les Druzes et les maronites, la dialectique de la survie. Nous avons vendu 100 exemplaires à 12 dollars avant l’impression. Vingt personnes ont acheté ce livre et ont permis sa naissance. Sur le marché, le livre se vend à 50.000 L.L.  Certaines achètent une dizaine, d’autres un seul exemplaire. L’essentiel, c’est de ne jamais régresser ou de buter contre une impasse.

Concernant votre partenariat avec l’Harmattan, quelles sont les conditions pour qu’un auteur puisse figurer dans la coédition Saer al-Mashrek/l’Harmattan? Comment les pourcentages sont répartis entre l’auteur et l’éditeur?

On reçoit les manuscrits par mail ou personnellement. Les romans et les essais littéraires sont sélectionnés par d’éminents écrivains, amis et conseillers de la maison pour valider la coédition. Les romans ou les essais politiques, c’est moi qui les passe au peigne fin. On les envoie ensuite en France chez l’Harmattan. Il y a une grande entente entre nous et l’Harmattan qui n’a jamais été démentie.

Chez nous, à Saer al-Mashrek, l’auteur jouit de 25% du taux de gain et a droit également à 25% des exemplaires publiés.

Les dernières parutions francophones de la maison sont les suivantes: sept livres en papier et cinq numériques sur Kindle Amazon du philosophe phénoménal Jad Hatem; Des romans et des causes, un essai rédigé par la professeure Hoda Rizk; Frissons d’aurore de Zéna Audi; La République des voraces du Dr Joseph Kreiker; L’Insouciance retrouvée de Dre Zeina Fayad; L’Analyse littéraire: théories et application du professeur Nadim Mourad; Gaz et Pétrole du Dr. Charbel Skaff; La Musicothérapie du Levant à la lumière de l’alphabet phénicien de Rihab Kamal el-Hélou.

En coédition avec l’Harmattan: Le Bonheur au-delà de la médecine du Dr Joseph Kreiker; L’Encombrant Souhait de Me Joëlle Kattan et Destructuration d’Alain Biffani.

Youssef Germanos:  " Eukalypto, l’innovation et l’accessibilité! "

Présentez votre projet innovateur qui se décline sous deux formes: l’édition Eukalypto et les services d’autoédition. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous embarquer dans cette aventure en 2021, en pleine crise?

L’aventure a commencé avec un auteur qui essaie de se faire éditer par les circuits classiques mais qui s’avèrent très compliqués. Je découvre alors l’intérêt des technologies modernes pour se faire autoéditer soi-même. Avec un peu d’entraînement, il est possible de rendre ses livres disponibles en format numérique et en format papier. C’est la grande innovation des années 2000 qui a révolutionné l’édition. J’ai expérimenté l’autoédition avec un premier bouquin. Je me suis dit pourquoi ne pas étendre ce système à une maison d’édition. Eukalypto est aujourd’hui la première maison d’édition au monde à proposer des livres numériques, et sous-traiter les livres en papier. Nous sommes une maison d’édition environnementale et équitable. Pas de gaspillage, les livres produits ne sont publiés qu’à la demande et tous les contributeurs du livre, auteur-e-s et éditeurs sont rémunéré-e-s selon une répartition loyale des bénéfices de vente. Notre catalogue est fondé sur des garanties de qualité. Il y a un tas de plateformes qui vous permettent de rendre vos livres disponibles, mais ce sont des plateformes éditoriales, pas des maisons d’édition. Eukalypto, propose également des services annexes dont l’initiation à l’autoédition. Évidemment, c’est la même équipe, le même savoir-faire, les mêmes techniques, mais avec des objectifs différents. Nous proposons aux auteur-e-s de nous soumettre leurs manuscrits et nous décidons ensemble si leur futur livre correspond aux critères d’Eukalypto. Dans ce cas, nous l’améliorons ensemble et nous l’incluons dans le catalogue de la maison. Les livres édités par Eukalypto doivent correspondre à notre ligne éditoriale, concentrée sur la clarté et l’attrait. Ce sont des livres qui vont vers le lecteur, où nous essayons d’être clairs de la première à la dernière ligne. Si nous voyons ensemble que le livre ne correspond pas aux critères adoptés, nous proposons à l’auteur-e de le/la guider dans l’autoédition qui propose des services payants. En revanche, l’auteur-e qui édite chez nous n’aura pas à payer.

Parlez-nous de votre formation, des membres de votre équipe.

Mes partenaires et moi sommes un groupe d’auteurs-éditeurs polyvalents, chargés de traduction, venant des métiers éditoriaux divers, jouissant d’une longue expérience dans la conception, la correction, la mise en page, la typographie… Moi-même, je suis auteur diplômé en audiovisuel et je travaille dans le montage des publicités. J’aimerais que l’écriture prenne le pas sur mes autres fonctions. J’ai appris comment éditer mon propre ouvrage avec des tutoriels YouTube et des manuels spécialisés. Je suis un autodidacte qui a profité de l’ensemble de sa formation pour créer sa propre ligne éditoriale avec ses partenaires. Mon obsession et mon objectif consistent à identifier les mécanismes qui rendent une histoire plus claire et plus attrayante. Les trois livres que nous avons publiés chez Eukalypto répondent scrupuleusement à cette exigence: être faciles à lire et attrayants.

Vous éditez en anglais et en français et vous constituez un espoir pour les nouvelles plumes comme pour les auteur-e-s chevronné-e-s qui n’ont pas envie d’attendre désespérément la réponse des éditeurs français connus. Parlez-nous du côté pratique et des frais des divers services proposés.

Concernant les maisons d’édition françaises que vous avez évoquées, l’accès est très hermétique. La réponse n’est presque jamais affirmative. Vous avez plus de chance de gagner à l’euro million, ou alors il faut être pistonné.

Notre slogan: "Il y a un livre en vous, Eukalypto lui donne vie." On propose tout genre de service: la relecture, la correction grammaticale et orthographique, la mise en page, la recherche des incohérences. Les services sont facturés à la page, pour que le livre réponde aux critères éditoriaux de qualité. Nous faisons un prix spécial-Liban à cause de l’impasse financière du pays. Nous proposons également un service de "prête plume" ou d’"écrivain fantôme" facturé aux mots ou à la page. Il y a aussi l’initiation à l’écriture pour les personnes qui portent en elles un livre mais n’arrivent pas à l’accoucher. Ces séances de coaching sont facturées à la session. Dans la maison d’édition Eukalypto qui a démarré en 2021, nous avons déjà trois romans appartenant à divers genres. Le mien est un roman de science-fiction. Il s’intitule Boum. Il y a un roman érotique, L’Ailleurs, signé par Lily Coyotte, et le troisième, Sama, est un roman expérimental policier écrit par Patricia Moukarzel. La deuxième série du catalogue est en cours de préparation.

Nadim Dergham: " Nous misons sur eBooks et les distributions à l’étranger. "

La maison Dergham compte parmi ses auteur-e-s des célébrités du monde littéraire. Pourtant elle n’a démarré effectivement qu’en 2007! Quel est l’état actuel des lieux?

La maison a été fondée en 1999 mais est devenue active en 2007. Il y a eu une perte au niveau du personnel entre 2019 et 2022. Les éditions Dergham comptaient 18 employés, aujourd’hui nous sommes neuf. Dans chaque département il y avait deux responsables. Aujourd’hui une seule personne accomplit plusieurs tâches. La deuxième raison qui est à déplorer, c’est l’annulation des salons de livres. Deux évènements phares qui mobilisent notre travail annuel, le Salon du livre francophone et le Salon du livre arabe ont été annulés depuis presque trois ans, ce qui a beaucoup affecté le marché. L’explosion du port de Beyrouth a par ailleurs détruit un grand nombre de librairies à Beyrouth. On s’est retrouvés privés de la branche d’Antoine localisée au centre-ville qui concentrait un grand stock de livres. Bref, on n’expose plus comme avant. Les livres sont édités sur commande. La visibilité des auteur-e-s a terriblement chuté. L’édition est au ralenti.

Quelles sont les démarches adoptées par Dergham pour sortir de l’impasse? Comment sont répartis les frais de publication et les pourcentages auteur-éditeur?

Nous nous sommes investis dans eBook et dans la politique d’internet au service des auteur-e-s. En repensant tout le système d’édition, nous nous orientons vers les salons de livres virtuels à l’instar des galeries virtuelles, très en vogue. Nous sommes plongés dans les eBooks et la publication numérique ainsi que dans la distribution à l’étranger. Nous avons plusieurs fournisseurs qui distribuent les livres à l’étranger. Dans la publication à compte d’auteur, les pourcentages atteignent 80%. Il y a également la formule "participation de l’auteur-e" définie selon le coût de l’impression, qui consiste à acheter un certain nombre de copies couvrant une partie des frais de l’impression du livre. Les pourcentages restent très équitables. Nous ne cherchons pas le gain à travers l’édition, mais à transmettre l’œuvre et le message des écrivain-e-s, à être toujours présents sur la scène locale. Dergham reste une maison d’édition francophone engagée, alors que les éditions francophones libanaises qui ont fermé leurs portes depuis 2019 sont légion. L’autre source de revenus de Dergham assurant sa pérennité, c’est sa maison graphique qui offre des services de prépresse, de conception, de mise en page, et édite des livres, des brochures, des dictionnaires et des encyclopédies.

Quelles sont vos dernières parutions francophones et leurs prix actuels?

Nous avons  beaucoup de nouvelles publications en trois langues. Les prix sont restés durant trois ans au taux de change officiel (1500 LL). On vient de suivre la parité au taux de 6000 LL. Parmi nos parutions francophones: Passager sur terre de Zeina Abou Jneid; Confessions d’une Lady Sindbad de Ghina Tabbara; Fouad Tomb, peintre humaniste et pédagogue engagé de Randa Sadaka; Identités de papier de Guillaume de Vaulx d’Arcy et Wissam Lahham. Et différentes publications numériques dont Jean Tamer raconte, propos recueillis par Randa Sadakka et Haiym ou le destin des inégaux de Youssef Mouawad.

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