"Les villes comme les rêves sont faites de désirs et de peurs, même si le fil de leur discours est secret, leurs règles absurdes, leurs perspectives trompeuses; et toute chose en cache une autre.

– Moi, je n’ai ni désirs, ni peurs, déclara le Khan, et mes rêves sont composés soit par mon esprit soit par le hasard.

– Les villes aussi se croient l’œuvre de l’esprit ou du hasard, mais ni l’un ni l’autre ne suffisent pour faire tenir debout leurs murs. Tu ne jouis pas d’une ville à cause de ses sept ou soixante-dix-sept merveilles, mais de la réponse qu’elle apporte à l’une de tes questions." (Italo Calvino, Les Villes invisibles [Le città invisibili], 1972.)

Entre l’Empereur Kublai Khan qui ne peut visiter toutes les villes qu’il a conquises, et Marco Polo qui va faire ce voyage pour lui et avec lui et qui va les lui décrire, se mettent en place un dialogue autant qu’une cartographie imaginaires constitués de cinquante-cinq portraits de villes inventées et portant toutes des noms de femmes, sur des thèmes tels que "les villes et la mémoire", "la ville et le désir", "les villes et les morts" ou encore "les villes et les signes" …

Cette exploration dans des mondes autres, ce n’est pas par hasard que, écrivain italien des plus représentatifs du XXe siècle (1923-1985), Italo Calvino l’initie à travers le personnage de Marco Polo. Connu pour son voyage en Chine au cours duquel il résida effectivement dix-sept années dans la cour de Kublai Khan (1215-1294), le célèbre marchand (1254-1324), italien comme Calvino lui-même, est également l’auteur d’un livre intitulé Devisement du monde ou Livre des merveilles ou encore Livre de Marco Polo (en italien: Il Milione, surnom attribué à Marco Polo).

Après un périple de vingt-quatre ans, Marco Polo est de retour en Italie. Nous sommes en 1295. L’année suivante, il participe à une guerre entre Venise et Gênes, au cours de laquelle il est fait prisonnier par les Génois. Période féconde, il faut le croire, puisqu’il dicte à son compagnon de cellule, Rustichello de Pise, une description des États de Kublai (ou Kubilaï) et de l’Orient.

À la fois description de villes et de pays lointains, manuel à destination des marchands et récit de voyage comportant des éléments merveilleux, le livre paraît en 1298 et rend Marco Polo mondialement célèbre. Ses 177 chapitres constituent une base d’informations précises et savantes, notamment la deuxième partie de l’ouvrage consacrée à Kubilaï Khan, ses quatre femmes, ses favorites, ses fils, ses palais, la couleur de ses vêtements, mais aussi ses fêtes, ses grandes expéditions de chasse et la manière dont il se prend pour installer et affermir son pouvoir. Le récit influencera d’autres voyageurs parmi lesquels Christophe Colomb. Il semblerait aussi que certains atlas aient été établis sur la foi de cette narration.

On reconnaît, dans Les Villes invisibles, le goût de la contrainte que les membres de l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) dont Calvino faisait partie, s’imposent et s’appliquent à respecter, comme autant d’exercices de style. Ainsi, Le Château des destins croisés par exemple (1969), mais aussi Les Villes invisibles (1972), et une autre œuvre majeure, Si par une nuit d’hiver un voyageur (1979), constituent des écrits qui appartiennent à ce que l’écrivain voyait comme un système combinatoire à l’aide duquel il construisait ses récits. Selon un ordre savant, Calvino via Marco Polo décrit donc ces villes étonnantes.

Car l’ailleurs de Calvino est aussi bien géographique qu’onirique. Les villes dont il est question ne sont visibles sur aucun atlas, de même qu’on ne sait à quel temps, passé, présent ou futur, elles appartiennent. Ces cités, qui n’ont d’existence que dans les visions d’un Marco Polo entreprenant de faire rêver un Kublai Khan mélancolique, se constituent en une véritable mégalopolis contemporaine que l’on voit recouvrir le monde ainsi que les pages du livre dans lesquelles s’effectue le voyage.

À travers ce qui pourrait bien sembler comme ses nouvelles d’un monde fantasmé, Calvino offre ce qu’il appelle un "dernier poème d’amour aux villes" ainsi qu’une réflexion sur le monde moderne. Voici ce qu’il dit à propos de son livre: "Je crois que j’ai écrit quelque chose comme un dernier poème d’amour pour les villes, dans un moment où il devient de plus en plus difficile de les vivre comme des villes. Si nous sommes peut-être en train de nous approcher d’un moment de crise de la vie urbaine, Les Villes invisibles est un rêve qui naît du cœur des villes invivables."

Il est donc bien question d’utopie, d’un rêve urbain offert à la communauté des hommes, où l’invivable devient vivable, l’impossible possible, l’invisible visible, et l’être humain artisan d’images: "À partir de là, après sept jours et sept nuits l’homme arrive à Zobéïde, ville blanche, bien exposée à la lune, […] des hommes de diverses nations firent un rêve semblable. […] Ayant rêvé, ils partirent à la recherche de la ville, ils ne la trouvèrent pas mais ils se retrouvèrent ensemble; ils décidèrent de construire une ville comme dans leur rêve." (Les Villes invisibles)