Le Festival de Beiteddine a inauguré le mercredi 13 juillet sa 36e édition, proposant au public libanais un voyage musical à travers les siècles et les époques, teinté de profusion symphonique en tout genre.

Mercredi soir, un vent musical porteur d’espoir a soufflé sur la cour intérieure du somptueux palais des émirs à Beiteddine, perché au cœur même des montagnes du Chouf. De retour après deux éditions annulées en raison des restrictions sanitaires liées à la pandémie du siècle et à l’effroyable explosion apocalyptique de Beyrouth, le Festival de Beiteddine a inauguré sa 36e saison musicale avec un concert donné par l’ensemble Les Cordes résonnantes, ainsi que la soprano Lara Jokhadar et la mezzo-soprano Natasha Nassar, et intitulé " It’s where the light gets in " (C’est là où la lumière pénètre), proposant ainsi des passerelles symphoniques entre les majestueuses harmonies baroques et les exaltantes dissonances aux couleurs exotiques du jazz, tout en passant par les illustres airs de certaines musiques de film.

Un équilibre d’une suprême harmonie

Dirigé par Joe Daou, l’ensemble ouvre le feu avec les mélodies du Coffre de l’homme mort du célèbre film " Pirates des Caraïbes ", arborant une riche palette sonore, amplifiée davantage par le phrasé généreux du violoncelle, et où les archets des violonistes rivalisent de légèreté et de précision, nuançant d’une émotion sensible le vertige sonore collectif. Attentif aux forts contrastes dynamiques, le jeune chef communique clairement aux musiciens son énergie débordante, laissant éclater, à travers une virtuosité sidérante, une fougue orchestrale resplendissante. Par la suite, la soprano libanaise Lara Jokhadar rejoint la scène et déroule ses traits d’agilité dans un air issu du vérisme italien de Giacomo Puccini: Quando m’en vo’ soletta, extrait de l’opéra La Bohème. La chanteuse chevronnée, dotée d’une voix planant dans un équilibre d’une suprême harmonie avec le flux orchestral aux couleurs suaves, pare l’air de Puccini d’une poésie infinie grâce à un vibrato bien contrôlé, un legato enchanteur parfaitement maîtrisé et une ligne mélodique prodigieusement délicate. Certains aigus demeurent toutefois enflés, notamment le si 4 survolté vrombissant au niveau de la treizième mesure, tandis que d’autres notes dans un registre de haut-médium, chantées avec plus de modération, font valoir ses qualités techniques dans des ornementations de bon aloi. L’audace et la virtuosité mêlées de sensibilité avec laquelle elle aborde chacune des œuvres, baroques (Lascia ch’io pianga de l’opéra Rinaldo de Georg Friedrich Haendel) soient-elles, contemporaines (notamment I feel pretty de Leonard Bernstein) ou jazz (Summetime de George Gershwin), assurent une lecture intime des partitions dans laquelle elle dispense un éventail infini de nuances, le tout dans un cadre expressif très contrôlé, oscillant entre lyrisme émouvant dans le chef-d’œuvre de Haendel et théâtralité comique, notamment dans l’œuvre de Bernstein, interprétée avec un humour joyeux empreint de verve et de fraîcheur.

Entre parfait et perfectible

Quant à la mezzo-soprano Natasha Nassar, sa performance vacille tout au long du concert entre sensibilité touchante, dépourvue de toute sentimentalité superflue, et interprétations stéréotypées dans l’expression, parsemées à plusieurs moments d’inexactitudes, quelques fois même flagrantes. Un des moments de grâce de cette soirée est l’air Mon cœur s’ouvre à ta voix du célèbre opéra Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns, dans l’interprétation exquise de la jeune chanteuse. Ce chef-d’œuvre de l’opéra français fascine par ses sauts vocaux extatiques, sa riche harmonie et ses phrases mélodiques s’étendant d’une manière asymétrique où fleurit un certain levain exotique et mystique, mis en exergue dans les descentes chromatiques successives. La mezzo-soprano au timbre corsé parvient ainsi à proposer une interprétation convaincante de ce chef-d’œuvre romantique imprégné de l’esthétique orientaliste. Elle se montre cependant moins magistrale dans l’air The Cold Song extrait de l’opéra King Arthur d’Henry Purcell, où elle se tient quelque peu dans la réserve face aux audacieuses harmonies chromatiques. Le somptueux instrument de Nassar, pourtant très riche et expressif, semble entravé et déçoit dans le célébrissime O mio babbino caro, extrait de l’opéra Gianni Schicchi de Puccini. En effet, la chanteuse visiblement stressée voit sa voix blanchie d’un souffle détimbré, aux couleurs uniformes, et où les harmonies semblent très floues, les médiums et les graves ne pouvant s’allier avec justesse aux aigus de Jokhadar, rendant le tout peu touchant et extrêmement perfectible. Fort heureusement, Georges Bizet est le compositeur qui permet à Natasha Nassar de reprendre le contrôle de la soirée en restituant authentiquement la figure de la gitane séductrice, éprise d’indépendance et de liberté, et en usant d’une façon captivante de portamenti envoûtants. Le reste de la soirée sera toutefois moins brillant, marqué par des hauts et des bas, mettant quelques fois en exergue sa tessiture grave ample et riche en harmoniques (comme par exemple dans Love Story de Francis Lai), et s’abandonnant d’autres fois à des salves de vibrati excessifs et des lignes mélodiques articulées sans précision (notamment dans Ain’t no mountain high enough de Nickolas Ashford et Valérie Simpson).

La gloire d’antan

Par ailleurs, l’ensemble Les Cordes résonnantes, jeune formation fondée en 2018, parvient à allier rigueur et précision, justesse d’expression et finesse d’exécution, à une remarquable fougue artistique. Clairement investis, Joe Daou et son orchestre chargent chacune de leurs pièces d’une énergie vitale, avide de luxuriance et de ferveur. Les musiciens ne se contentent donc pas d’accompagner le chant mais dialoguent en parfaite harmonie avec les deux cantatrices. Si la variété du discours musical force l’admiration, un manque de synchronisation criant peut être décelé à plusieurs reprises dans les rangs des violonistes, mais également et surtout au niveau de l’accompagnement de la jeune pianiste (mais également claveciniste et organiste pour cette soirée) qui sera marqué, tout au long de la soirée, par une absence de rigueur et de précision, et ponctué par des fautes individuelles très audibles. L’un de ces moments asynchrones les plus illustres a été la sonate no.12 en ré mineur " La Follia ", RV63 d’Antonio Vivaldi, dans laquelle on admire toutefois le travail approfondi des cordes en termes d’intonations expressives, ainsi que le brin de folie caractéristique de cette pièce duquel émane, de temps à autre, des pianissimi impalpables, conciliant langueur et célérité. Quant aux deux autres pièces instrumentales (Gabriel’s Oboe d’Ennio Morricone et le concerto no.8 en ré mineur RV127 de Vivaldi), elles apportent au public une réconfortante douceur avant d’aborder les lamentations de I dreamed a dream de Claude-Michel Schönberg.

La soirée d’ouverture du Festival de Beiteddine a ainsi été plaisante, et a tenté, tant bien que mal, de redonner à ce prestigieux rendez-vous culturel sa gloire d’antan.