À l’ombre d’une vacance présidentielle favorisée par le Hezbollah, le représentant général du guide suprême iranien Ali Khamenei au Liban, Mohammad Yazbeck, a plaidé dimanche pour "un président de consensus" qui défend "le triptyque armée-peuple-résistance", comme condition de l’indépendance du Liban. Trois opposants chiites commentent pour "Ici Beyrouth" des propos révélateurs de l’embarras du Hezbollah, sur fond de soulèvement populaire en Iran. Cet embarras déteindrait sur la présidentielle libanaise.  

La fadeur de l’anniversaire de l’indépendance du Liban, célébré sans cérémonie officielle, a mis en évidence à plus d’un égard la déliquescence de l’État vouée à se prolonger. L’un des signaux dans ce sens a émané du représentant général du guide suprême iranien Ali Khamenei au Liban, Mohammad Yazbeck.

À l’ombre d’une vacance présidentielle favorisée par le Hezbollah, le dignitaire chiite, également cadre du parti, a plaidé dimanche pour "un président de consensus" qui défend "le triptyque armée-peuple-résistance". "Le Liban deviendra indépendant lorsque son président s’engagera à adopter cette formule", a-t-il déclaré, lors d’une cérémonie partisane à Baalbeck. "La véritable indépendance du Liban est celle qui a eu lieu quand le Hezbollah l’a libéré de l’occupation de l’ennemi israélien", a-t-il ajouté, en référence au retrait israélien en 2000.

Que trahit ce camouflet à l’État libanais, émanant du représentant de la République islamique iranienne au Liban? De quoi l’indépendance est-elle le nom, dans un pays sous l’emprise d’un parti armé exécutant l’agenda régional de l’Iran?

La question de l’État

"Ce discours veut simplement dire qu’il n’y a d’autres vérités, histoire, fait ou action, que ceux du Hezbollah", constate d’emblée Harès Sleiman, professeur d’université et activiste, contacté par Ici Beyrouth.

L’indépendance est la condition de l’édification de l’État, dit-il. Or, "le Liban est aux yeux de l’Iran un terrain de confrontation, où il peut agir librement, non un territoire indépendant. Pourquoi donc s’encombrer d’un État et de son indépendance?", fait remarquer le démocrate chiite.

L’État souhaité par le Hezbollah, dans le prolongement du mandat de Michel Aoun, est sans frontières, ouvert au trafic en tout genre au profit des régimes syrien et iranien, inapte aux réformes, incapable de protéger ses citoyens et de garantir leur dignité et leur liberté, relève pour sa part l’essayiste et activiste Mona Fayad. Il s’agit donc d’un non-État. Mais la question qui se pose désormais porte sur la viabilité de ce non-État, et du Hezbollah à travers lui.

L’embarras iranien

Le fait que ce soit le représentant du Guide suprême iranien au Liban qui se soit prononcé sur l’indépendance du Liban n’est pas anodin. Son statut est en soi antinomique de l’indépendance du Liban: "Il parle de l’indépendance du Liban au nom d’un État ayant mis la main sur le pays et qui est en conflit avec le monde arabe et surtout avec son propre peuple", estime pour Ici Beyrouth Mona Fayad.

Mais en associant l’indépendance à la "résistance", il n’est pas sans renvoyer un message d’intimidation, enrobé d’une apparente reconnaissance de l’anniversaire national. Une autre expression de cette reconnaissance, qui s’aligne sur une tactique calculée de la main tendue, est la tournée des élèves des écoles d’al-Mehdi (relevant du parti), organisée le 22 novembre dernier, dans différents lieux emblématiques du pays, comme la place des Martyrs.

Pour le journaliste Ali el-Amine, le parti pro-iranien invoque l’indépendance du Liban lorsqu’il est en position de faiblesse à l’intérieur du pays. C’est la capacité du Hezbollah d’alterner intimidation militaire et assouplissement politique, qui l’a d’ailleurs progressivement mené à asseoir son hégémonie sur le pays de l’intérieur même des institutions.

La véritable menace actuelle au parti pro-iranien n’est plus tant dirigée contre son arsenal – celui-ci étant admis jusqu’à nouvel ordre comme un fait accompli – que par la question, que pose la crise économique avec acuité, de savoir "s’il existe ou non un État au Liban", relève Ali el-Amine. Cette question n’est pas sans embarrasser le Hezbollah, contraint de trouver des solutions qui échappent à sa nature même, et le placent devant l’impératif de reconstruire a minima un État qu’il a étroitement contribué à ruiner.

Les contradictions de Nasrallah

Cette situation est rendue plus complexe par "les soulèvements populaires actuels en Iran, source d’une grande inquiétude pour le régime, et en conséquence pour le Hezbollah", explique Mona Fayad, appuyée sur ce point par Ali el-Amine.

Autre source de gêne pour le Hezbollah: l’accord sur la frontière maritime avec Israël, qui ouvre un nouveau chapitre où il doit trouver une nouvelle raison d’être à ses armes. Cet accord, explique Mona Fayad dans son dernier article publié sur le site d’al-Hurra, est "un accord à caractère commercial et sécuritaire avec Israël et un accord d’apaisement du front, en contrepartie d’un marché autorisant l’Iran à exporter des barils de pétrole supplémentaires".

Cet accord est d’autant moins crédible qu’aucun effort pour parachever le tracé de la frontière terrestre avec la Syrie n’a suivi.

Le Hezbollah a défendu cet accord auprès de sa base partisane en faisant état d’un tracé "honorable pour la résistance", rendu possible par les drones qu’il a envoyés au-dessus du champ de Karish, à peine trois mois avant la conclusion de l’accord. Or, cette "publicité" n’a plus le même impact auprès du public du Hezbollah, lourdement affecté par la crise économique, constate la chercheuse.

Le triptyque armée-peuple-résistance est presque tombé en désuétude, de l’avis concordant de Mona Fayad et de Ali al-Amine.

Et si Mohammad Yazbeck a jugé bon de l’invoquer, c’est pour tenter une nouvelle fois de resserrer les rangs. Réaffirmer l’identité entre le Hezbollah et "la résistance" est la preuve surtout d’une volonté du parti chiite de recourir encore une fois à l’intimidation en prévision d’une période critique à venir, estime Mona Fayad, qui n’écarte pas le risque d’une escalade.

L’incertitude du Hezbollah au niveau de la présidentielle

L’incertitude du Hezbollah, accentuée par le soulèvement pacifique contre le régime en Iran, se traduit par de nombreuses contradictions dans le dernier discours de son secrétaire général Hassan Nasrallah, repérées par la chercheuse.

Ce dernier a ainsi fait valoir que c’est par la force des armes de son parti que l’accord a été conclu, tout en reconnaissant que Washington y avait intérêt, au vu de la guerre en Ukraine. Il a en outre plaidé pour un "président fort qui couvre la résistance", tout en affirmant que "la résistance au Liban n’a pas besoin de protection".

Cette ambiguïté s’expliquerait par une certaine impuissance dans laquelle se trouverait le Hezbollah. Le parti pro-iranien, dont la "résistance" est presque hors-de-propos face à la crise, n’a d’autre choix que de se tourner vers une aide économique ou une garantie potentielle similaire à la couverture assurée par le mandat Aoun. Mais "qui d’autre serait en mesure de lui garantir un président qui n’obéisse pas au commandement américain que le Grand Satan américain lui-même?" s’interroge Mona Fayad.

Sachant que cette garantie implique des concessions de la part du Hezbollah, et que les signaux diplomatiques en faveur d’un déblocage forcé sont jusqu’à nouvel ordre faibles, il se trouve en situation d’attente.

Le Hezbollah est conscient qu’imposer un candidat issu de son camp aurait des conséquences économiques supplémentaires sur le pays. Il sait en même temps que "laisser le statu quo actuel" est un choix sage, face au soulèvement iranien en cours.

D’où l’absence de candidat du 8 Mars à la présidentielle, et la prolongation du vide jusqu’à nouvel ordre… livrant une nouvelle fois le pays aux méthodes d’intimidation du Hezbollah – qu’il risque, du reste, de réinventer.