La Chambre tiendra une réunion lundi. Parmi les sujets à l’ordre du jour, une proposition de loi sur l’indépendance de la magistrature.

La guerre menée par le tandem chiite, Amal et le Hezbollah, contre le juge d’instruction Tarek Bitar, chargé de l’enquête sur l’explosion du 4 août 2020 au port de Beyrouth, et celle lancée par la procureure générale près la cour d’appel du Mont-Liban Ghada Aoun contre le gouverneur de la Banque du Liban Riad Salamé ont ceci en commun : les deux mettent en relief l’importance, voire l’urgence d’une magistrature indépendante et autonome, totalement imperméable à l’emprise du pouvoir politique.

Dans un Liban en crise, miné par une corruption endémique, le corps de la magistrature joue un rôle clé dans le processus de convalescence qui devrait élever le pays au rang des États réconciliés avec la bonne gouvernance. Jusque-là, rares sont les dossiers soumis aux tribunaux libanais et impliquant directement ou indirectement la classe au pouvoir et ses protégés qui échappent aux ingérences de toutes sortes.

Une proposition de loi portant sur l’indépendance de la justice, élaborée en 2018, est à l’ordre du jour de la réunion de la Chambre, lundi. Le texte a déjà été amendé en commission parlementaire, au grand dam d’avocats de la société civile qui contestent des modifications de nature à maintenir l’influence des politiques sur la nomination des magistrats.

À moins qu’elle ne soit vidée de son sens par une majorité parlementaire qui veut asseoir son emprise sur tous les appareils de l’État, son adoption pourrait quand même mettre fin à une magistrature totalement "inféodée au pouvoir politique depuis l’accord de Taëf de 1990", d’après l’ancien président du Conseil d’Etat, Ghaleb Ghanem.

Inspirée de textes juridiques européens, la proposition de loi sur l’organisation et l’indépendance de la justice repose sur trois piliers: le Conseil supérieur de la magistrature, l’inspection judiciaire et l’institut d’études judiciaires.

Revu et amendé par la commission parlementaire de l’Administration et de la Justice, puis par une sous-commission parlementaire ad hoc, le texte comporte des remaniements critiqués par plusieurs avocats, même s’il consacre des principes essentiels pour l’indépendance de la justice.

Pour ce qui est du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), le texte propose qu’il ne soit pas uniquement composé de magistrats, mais aussi de législateurs, d’avocats, de chercheurs, etc. dont la majorité – sept des dix membres – devrait être élue par des juges issus des différentes juridictions. Une élection donc par opposition à une nomination, sachant que huit des dix membres du CSM sont actuellement nommés par le gouvernement. "Avec un tel chiffre, nous atteindrions l’idéal puisque dans les standards internationaux, c’est la moitié du CSM qui est généralement élue", déclare Marie-Claude Najem, ancien ministre de la Justice.

Si la commission parlementaire de l’Administration et de la Justice a maintenu le vote par les magistrats de sept membres du CSM sur un total de dix, elle a modifié le mécanisme des élections qui permettrait au pouvoir politique de s’ingérer dans le scrutin.

"L’immixtion du pouvoir exécutif dans les nominations favorise la corruption et va à l’encontre du principe de la séparation des pouvoirs consacré par la Constitution libanaise. Toutefois, même avec une loi imposant l’élection des membres du CSM, nous ne pouvons être à l’abri d’une éventuelle manipulation de ce processus par les leaders politiques", commentent Marie-Claude Najem et Ghaleb Ghanem.

Une telle manipulation est pourtant ce que craignent des avocats qui se réclament de la société civile, qui voient dans certains détails des brèches en faveur d’une intervention du pouvoir exécutif dans les affaires de la magistrature : le mécanisme prévu pour élire les membres du CSM par les juges ou encore les conditions d’éligibilité au CSM, les candidats devant avoir à leur actif au moins huit ans d’expérience au sein de la magistrature.

Pour ce qui est de l’inspection judiciaire, la proposition de loi prévoit de pourvoir au manque d’effectifs, de faire en sorte que ces derniers soient beaucoup plus présents dans les régions (pour être "proches" du terrain) et d’élargir leur pouvoir de manière à leur donner accès aux dossiers des juges qui devraient être créés et informatisés (la tâche des membres de l’inspection judiciaire ne consiste pas seulement à sanctionner des juges, mais à suivre le cours de leur travail et à élaborer des appréciations sur la base de leur profils respectifs).

D’aucuns jugent suspect ce suivi renforcé du travail des juges, d’autant que les membres de l’inspection judiciaire sont tous nommés par le pouvoir exécutif.

Pour ce qui est de l’institut d’études judiciaires, si l’on veut renforcer l’indépendance de la magistrature, il faut procéder, d’après Mme Najem, à une restructuration du système judiciaire, depuis l’entrée du juge à l’institut d’études judiciaires jusqu’à sa retraite (en passant par sa promotion, son avancement, les décisions dont il peut faire l’objet, ses libertés et ses obligations…). C’est d’ailleurs ce que le nouveau projet de loi prévoit.

Conformément aux lois actuelles, après obtention d’une licence en droit, un concours d’entrée à l’institut d’études judiciaires est organisé par le ministère de la justice et le CSM. Les lauréats deviennent juges stagiaires et sont engagés, pendant trois ans, pour suivre des cours théoriques à l’institut d’études judiciaires et faire leur stage dans les tribunaux. Au bout de ces trois années, ils deviennent juges titulaires et sont affectés, par décret, comme juges titulaires dans tel ou tel tribunal. Ceux qui sont classés parmi les meilleurs occuperont de meilleures positions.

Un texte de loi élaboré par un groupe de la société civile propose une année préparatoire (l’équivalent d’un Master 2), partant du principe qu’il est nécessaire de bien connaître le juge, au niveau de ses compétences et de sa personne (son intégrité, son objectivité…).

Marie-Claude Najem s’est inspirée du concours d’agrégation pour avancer la suggestion suivante: Augmenter le nombre d’épreuves qui s’étendraient sur une durée de trois à cinq mois pour évaluer plus spécifiquement chacune des compétences relationnelles, d’analyse, de synthèse et d’aisance à l’oral des juges, en insistant sur un approfondissement de l’enseignement de l’éthique, de la déontologie et de la jurisprudence.

Plus encore, le projet de loi encourage la diversification du corps enseignant de l’institut: celui-ci ne devrait plus être uniquement composé de juges, mais aussi de praticiens, de chercheurs et de professeurs libanais et français.

En somme, la proposition consacre des principes clairs, dont l’applicabilité reste à vérifier. Parmi ces principes :

1- L’avancement et la progression de la carrière du juge devraient correspondre à des critères objectifs, pour atténuer au maximum les risques d’interférences politiques.

2- Casser la pratique de l’attribution des postes judiciaires en fonction des confessions, ce qui empêche la désignation du bon juge au bon poste.

3- Donner au magistrat la possibilité du recours pour toute décision prise à son encontre, afin qu’il puisse la contester juridiquement.

4- Consacrer le principe d’inamovibilité du juge, selon des normes spécifiques, pour protéger son indépendance et son impartialité, et le dégager de toute interférence politique; il arrive souvent que, lorsque les décisions d’un juge ne conviennent pas aux parties qui l’ont nommé, il soit transféré vers un autre tribunal, sans qu’il puisse contester cette mesure juridiquement.

Reste à savoir si le projet de loi passera sans embûches et si les dispositions qu’il préconise ne seront pas contournées par les leaders politiques, sachant qu’une loi reste impérative pour garantir l’indépendance de la magistrature en tant que pouvoir, comme le rappelle Ghaleb Ghanem. Même si l’indépendance du magistrat vis-à-vis de lui-même et de toute partie externe n’est pas exclusivement tributaire de la loi.