Le guide suprême de la Révolution iranienne Ali Khaménaï a exprimé, dans ses écrits, son admiration pour l’idéologie de l’imam Hassan el-Banna et de Sayyid Quotb, relative à la gouvernance islamique et la nécessité de prendre le pouvoir par la force afin d’édifier l’État islamique mondial. Il a également fait sien l’appel à renverser les régimes qui n’appliquent pas les lois de la chariaa islamique et il est allé encore plus loin en accusant d’infidèles les gouvernants, leurs acolytes et la population qui ne se révoltent pas contre eux, selon la vision de Sayyid Quotb.

La République islamique d’Iran a poursuivi dans cette lignée après avoir renversé le Shah d’Iran et balayé les courants nationalistes, libéraux et de gauche qui ont contribué à la victoire de la Révolution.

Cependant, l’imam Khomeini a apporté une innovation à l’Islam politique chiite en émettant une fatwa qui élargit les prérogatives de la wilayat al-faqih, pour ainsi englober, non seulement l’aspect religieux mais également tous les autres aspects de la vie de la communauté, à l’instar de ce que les diverses autorités religieuses chiites ont mis en place dans la province irakienne du Najaf. Conformément à la nouvelle théorie de wilayat al-faqih, l’imam, de par son rôle et sa mission, a été élevé au rang de représentant du Mahdi attendu/Guide de la Révolution/Wali el-faqih et détient le pouvoir absolu du politique en premier lieu.

Cet état de fait n’existait pas à la fin des années cinquante du siècle dernier, à l’époque de la fondation du parti islamique Daawa en Irak à l’initiative d’un groupe d’oulémas chiites, en premier chef desquels Sayyid Mohamad Baker el-Sadr. Ce parti était connu pour être la réplique chiite des Frères musulmans en Égypte et le parti qui a accueilli les clercs iraniens exilés en Irak, dont l’imam Khomeini, devenu ultérieurement le Guide de la Révolution en écrasant le Shah et les partenaires des autres courants qui ont contribué à la réussite de la Révolution. Il a également contraint les ayatollahs à se conformer à sa vision de wilayat al-faqih qui a marqué la République islamique de son empreinte.

L’exportation de la révolution

Au début des années 80, l’écho de la révolution islamique résonnait fort au sein de la communauté chiite, ainsi qu’au sein du mouvement nationaliste libanais et des forces de la révolution / lutte palestinienne. Cependant, l’État libanais constituait le maillon faible sur la scène interne.

Partant, Téhéran a ciblé dans son discours politique et médiatique la oumma islamique (nation islamique) pour prendre part à la révolution sans distinction entre les confessions, d’une part, et les "opprimés de la terre", non musulmans, d’autre part. Il lui était facile d’exporter une révolution d’un genre nouveau, à comparer avec la révolution qui se trouvait dans l’impasse avec un blocage politique inextricable suite à la signature par l’Égypte des accords de paix de Camp David, alors qu’Israël intensifiait son offensive sur le Liban, laquelle a culminé avec l’invasion et le siège de Beyrouth en 1982.

C’était l’occasion pour Téhéran d’effectuer le bond attendu et passer au-delà de l’Irak de Saddam Hussein, la Syrie de Hafez el-Assad aidant, afin de poser les jalons de sa présence au Liban sous la bannière de la lutte contre l’occupation israélienne. Ainsi débuta l’activité des Pasdaran à partir de Baalbek, avec la formation d’une force solide qui leur est rattachée idéologiquement, politiquement et organiquement, notamment après l’échec de toutes les tentatives pour suborner le mouvement Amal ou compter sur l’aile dissidente connue sous le nom du mouvement Amal islamique.

La situation s’est stabilisée avec la proclamation de l’organisation du Jihad islamique qui a mené plusieurs opérations contre les chancelleries occidentales et la présence américaine, ainsi que le feuilleton des prises d’otages et des assassinats qui ont transformé le Liban en otage de la guerre Iran-Irak, et en théâtre de règlements de compte et de chantage aux pays occidentaux.

En scrutant les événements relatifs à cette période, force est de constater que Téhéran a œuvré pour tisser des liens à grande échelle avec divers courants de pensée, confessions et religions, de manière à avoir le vivier et le cadre nécessaires à la formation d’une force solide pour exécuter l’agenda des Pasdaran sans discuter.

Concrètement, il s’avère que sa priorité était d’asseoir son emprise totale sur la communauté chiite au Liban. À cet effet, des partis ont été démantelés, et les dirigeants et symboles influents au sein de cette communauté  assassinés. Téhéran était même allé jusqu’à vouloir liquider militairement le mouvement Amal, si bien que le parrain syrien du mouvement, Ghazi Kanaan, a dû intervenir pour mettre fin aux combats et prévenir la défaite ou la liquidation du parti.

Dans le cadre du nouvel équilibre des forces entre Téhéran et Damas, les missions ont été réparties au sein de la communauté chiite sur la base suivante: le Hezbollah dirige son action vers la lutte contre Israël, alors que le mouvement Amal se charge des questions internes, y compris de contrôler les composantes de l’État libanais. Ce modus operandi a perduré tout au long de la présence de l’armée syrienne au Liban.

De la communauté à l’État

Israël s’est retiré du Sud-Liban en mai 2000. De l’avis général, ce retrait était la conséquence de la libération du sud grâce à la puissance du Hezbollah. Parallèlement, aucun éclairage plausible n’a été apporté sur les plans politique et médiatique pour expliquer ce retrait moyennant des données politico-sécuritaires.

De même, aucune réflexion n’a été faite à propos du contexte international et régional qui a poussé le président américain Bill Clinton à demander à Ehud Barak d’opérer ce retrait et d’abandonner la marionnette, pur produit israélien, appelée "l’armée du Liban Sud". Cette proposition a été soumise à Damas et Téhéran, et Shimon Peres de déclarer à l’époque que, paradoxalement, c’était la première fois qu’Israël proposait un retrait de territoires arabes tandis que les dirigeants arabes déclinaient l’offre.

A ce jour, aucune lecture politique profonde n’a été entreprise pour repenser cet événement charnière et ses répercussions stratégiques sur le Liban. De plus, la rhétorique autour de la libération des fermes de Chebaa a séduit l’imaginaire de ceux qui tiennent à chaque parcelle du territoire national. Les fermes de Chebaa ont été instrumentalisées six ans durant sans la moindre analyse ni décodage de leur symbolique locale et régionale, bien que la partie eut été démasquée chez certains.

La guerre de juillet 2006 a eu lieu, suscitant la même attitude adoptée par la classe politique lors de la libération du sud. Cependant, il était désormais question de victoire divine et ainsi de suite. Cette proclamation ne pouvait être expliquée de manière cartésienne. Néanmoins, elle reflète la connivence des forces politiques pour leurrer l’opinion publique libanaise en occultant des données politiques, sécuritaires et militaires, ainsi que le bon sens, au profit d’une démagogie politique et médiatique, constamment justifiée par la spécificité libanaise, alors que c’est la population et l’État qui en paient le prix. Et ce ne sont pas les positions de certains politiciens ou chercheurs qui se sont montrés critiques qui vont changer la donne. Autant prêcher dans le désert!

Effectuer une rétrospective à partir du récit de la libération du sud aide à mieux saisir les politiques que le Hezbollah a mises en œuvre pour passer du contrôle de la communauté chiite au contrôle de l’État dans son ensemble. Le Hezbollah n’a pas rencontré d’obstacles à son projet étant donné que les autres communautés ne disposaient pas de forces armées. Cependant, la communauté sunnite au Liban, même désarmée, constitue le contrepoids objectif à la communauté chiite, dans le sens où elle est une composante étatique et non milicienne, et a fortiori lorsque son leader politique est de la stature de Rafic Hariri.

Par ailleurs, la couverture politico-sociale maronite constitue une autre entrave à l’hégémonie du Hezbollah sur l’État, qui ne saurait être contrée toutefois par un modeste parti ou un leadership dans une bourgade en montagne.

C’est dans ce contexte que la décision d’assassiner Rafic Hariri a été prise, ainsi que la décision de séduire le général Michel Aoun ultérieurement et de conclure l’accord de Mar Mikhaël à son retour de Paris.

Toute lecture critique qui ne se fait pas à partir du prisme de trois étapes, à savoir le retrait israélien, l’assassinat de Hariri et l’accord de Mar Mikhaël, ne sera pas en mesure de déchiffrer la situation actuelle du Liban et expliquer comment le Liban s’est trouvé otage de l’Islam politique et de la logique de l’alliance des minorités.

Il est également urgent d’aborder les politiques adoptées par Washington vis-à-vis de l’Iran et de Damas, loin de ce qui est relayé par la presse américaine, pour examiner la logique "de miser sur l’ennemi" que les administrations américaines ont pratiquée à l’égard des dirigeants à Téhéran et Damas dans le but de renforcer le contrôle américain sur le Proche-Orient et voir également comment les pays européens ont réagi à cette stratégie américaine à multiples facettes.

Peut-être qu’au moment où les documents et les données, jusque-là dissimulés, sortiront au grand jour, les décideurs souverainistes de la politique libanaise pourront-ils alors définir les contours pour défendre le pays et l’État? Le port de Beyrouth constitue, à ce titre, un fâcheux exemple qui ne doit pas se répéter.