Dans le cadre de la sixième édition des Musicales de Baabdath, le pianiste autrichien Aaron Pilsan a splendidement fait sonner, le vendredi 21 octobre en l’église Saint-Joseph à Monnot, son Bechstein comme un orchestre baroque empreint de quelques couleurs romantiques, faisant montre d’une sensibilité soignée. Le programme audacieux de la soirée amène l’auditoire au cœur de l’époque baroque de Jean-Sébastien Bach où le jeune musicien se lance dans une sorte de pèlerinage musical à l’exploration du cercle des tonalités dans le premier livre du Clavier bien tempéré.

L’œuvre de Jean-Sébastien Bach (1685-1750) est une symbiose séraphique entre la plénitude harmonique tonale et la luxuriance contrapunctique, érigée en religion. Ancien testament musical des pianistes et clef de voûte de l’œuvre pianistique du Cantor de Leipzig, le Clavier bien tempéré est une excursion nitescente dans l’univers sacré des préludes et fugues où le compositeur revendique, selon les mots du critique musical français Guy Sacre, toutes les antinomies: le plaisir de la raison avec le délice de l’imagination. Composée de deux opus, cette œuvre-culte passe en revue quarante-huit diptyques, chacun formé d’un prélude et d’une fugue, et explore successivement toutes les tonalités majeures et mineures en suivant un ordre chromatique ascendant. Le vendredi 21 octobre, dans le cadre de la sixième saison des Musicales de Baabdath, le pianiste autrichien Aaron Pilsan a proposé une lecture anthologique envoûtante du premier livre du Clavier bien tempéré où d’exaltantes inflexions baroques ont scrupuleusement parcouru son discours pianistique, unissant intimement éloquence et virtuosité. Du haut de ses vingt-sept ans, le jeune musicien est ainsi parvenu à plonger l’auditoire libanais dans une expérience sensorielle éminemment dépaysante, reflétant, au travers des vingt-quatre tonalités majeures et mineures, la nature humaine dans " sa prodigieuse et douloureuse diversité, dans ses ténèbres comme dans sa lumière ".

Écrin de velours

Il est vingt heures dix, le pianiste autrichien donne le coup d’envoi au pèlerinage musical jusqu’aux cimes de l’Olympe bachienne avec le prélude no.1 en ut majeur, BWV 846. Ce monument de la musique baroque revêt aussitôt, sous les doigts de Pilsan, un caractère onirique où une mélodie grandiose et béatifique semble flotter, comme le chant d’un ange entendu dans le silence nocturne, à travers le murmure des arbres, des bosquets et des eaux, ce qui sied parfaitement à la description de l’éminent biographe de J.S. Bach, Philipp Spitta (1841-1894). Engagé dans une quête opiniâtre d’un idéal musical, le pianiste enchaîne avec la fugue et fignole minutieusement la moindre inflexion d’atmosphère, mettant ainsi en exergue un caractère expressif, majestueux voire même triomphant, allant de pair avec la désignation Maestoso de Carl Czerny (1791-1857). Avec la clarté ostentatoire de son jeu, le protégé de Lars Vogt poursuit son exploration des sommets bachiens en portant chacun de ces joyaux sur un écrin de velours. Il suit un invisible fil d’Ariane et immerge le public dans l’univers infini des tonalités.

Suite au radieux diptyque en ut majeur, le pianiste parcourt le labyrinthe obscur de la tonalité d’ut mineur (BWV 847), reflétant clairement une passion véhémente. La dextérité sui generis de Pilsan et son articulato bien dosé, compris tout juste entre le staccato très accentué de Glenn Gould (1932-1982) et le legato aux réminiscences romantiques de Ferruccio Busoni (1866-1924), confère à ce deuxième prélude des couleurs orchestrales sombres où le thème progresse impétueusement jusqu’à ce que son tumultueux bourdonnement s’arrête brusquement sur la dominante. Le son élégant et de haute facture dénote, par ailleurs, le haut niveau de sa science du toucher. On ne peut que saluer un tel pianiste qui parvient ingénieusement à se fondre, avec tant de justesse et d’ardeur, dans des caractères hétéroclites, si bien que chacune des quarante-huit pièces interprétées constitue en elle-même un univers musicale richissime et unique.

Intensité dramatique

Entre outre, la fugue no.4 à cinq voix en ut dièse mineur, BWV 849, a été sans équivoque l’un des moments les plus poignants de la première moitié du concert, dévoilant une pléthore d’insondables tréfonds: cette cathédrale musicale bachienne s’évade donc hors du cercle des réalités tangibles, dans une volonté presque sacrée d’imposer un tacet à une sensibilité torturante et torturée. Aaron Pilsan fait montre d’un lyrisme raffiné et déploie un jeu quasi-orchestral à l’intensité dramatique adoucie qui aurait gagné à être plus prononcée. Mais la douce ivresse de son phrasé dissipera aussitôt toutes les réserves. De même, on retiendra ses imposantes interprétations des prélude et fugue no.8 en mi bémol mineur, BWV 853, et no.10 en mi mineur, BWV 855, d’où émanent une passion enivrante, des palpitations douloureuses et une impétuosité fougueuse. L’équilibre entre les sonorités est bouleversant et porte l’auditoire à l’introspection; le pianiste autrichien ne fait toutefois pas l’économie de la pédale sostenuto, mais on ne peut qu’approuver ce choix, tant son discours est fluide et éloquent.

La fugue no.12 en fa mineur, BWV 857, marque la fin de la première moitié du premier livre du Clavier bien tempéré. Dans cette pièce, une atmosphère solennelle et sérieuse prévaut, comme l’implique l’appellation italienne grave. Le manque d’indications de nuances, de ligatures, de doigtés et de tempo dans les partitions de J.S. Bach ouvre grand la porte à une marge infinie de liberté au sein d’un carcan qui ne tolère toutefois aucun excès d’intention. Pilsan insuffle, dans cette pièce, des couleurs harmoniques papillonnantes, marquée par une oscillation continue entre les modes majeur et mineur, mais reste, toutefois, dans la modération. La fugue s’achève sur une majestueuse cadence picarde où la lumière finit par jaillir de l’outrenoir.  Si la deuxième moitié du concert reflète des couleurs plus romantiques où la pédale devient de plus en plus omniprésente, l’autrichien faite preuve d’une sensibilité impeccable et mesurée, qui ne tombe ni dans un excès de lyrisme exacerbé ni dans une aridité interprétative désincarnée.

Savants silences

De la tonalité de fa dièse majeur à celle de si mineur, l’arc-en-ciel bachien se complète de plus en plus sous les doigts fulgurants d’Aaron Pilsan. Une grande énergie dans les accents et un rythme viril marqueront son interprétation des prélude et fugue no.20 en la mineur, BWV 865, où il construit méticuleusement une pluralité de niveaux sonores dans le respect rigoureux des respirations et des inflexions. Pilsan distille, notamment dans le prélude, de savants silences mettant en relief un admirable dialogue entre la main gauche et la main droite. Il est presque vingt-une heure trente, il est bien temps de conclure cet inoubliable récital avec le dernier diptyque qu’on pourrait incontestablement désigner de religioso con espressione. Le virtuose met excellemment en valeur les chatoyants changements harmoniques où la basse erre tranquillement et semble représenter le destin inévitable, " la marche régulière du temps ", selon la description du musicologue allemand Hugo Riemann. Quelle subtilité dans la fugue finale qui produit soyeusement un pathos où le déchirement est authentique, mettant en lumière la tragédie humaine! À l’issue de ce concert, on ne peut que féliciter les organisateurs d’avoir placé la barre haut en invitant un virtuose de ce calibre à se produire au Liban.

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