Toute le long de sa vie, trop tôt abrégée par un horrible assassinat, Pier Paolo Pasolini n’a eu de cesse de s’adresser à la jeunesse. Cette thématique se trouve d’ailleurs au centre de l’ensemble de son œuvre: poétique, littéraire et cinématographique. Deux conférences portant sur cette personnalité atypique, touchée par la grâce qui lui a conféré son génie, se sont déroulées ce soir à l’Académie libanaise des beaux-arts (Alba) dans le cadre d’une série de projections et de conférences autour de Pasolini organisée par le Beirut Art Film Festival (BAFF) et l’Instituto italiano. La majeure partie de l’article – hormis le paragraphe de la fin – est basée sur des extraits de l’intervention de Paul Magnette qui y a inclus des propos de Pasolini que nous avons soigneusement consignés en italique. 

L’une des deux conférences a été animée par Paul Magnette, professeur de science politique à l’Université libre de Bruxelles et membre de l’Académie royale de Belgique. Passionné de Pasolini depuis plus de trente ans, il y a consacré son mémoire de licence, publié en 1994 sous le titre Pasolini, la passion politique, et a consacré à l’œuvre du poète et cinéaste italien plusieurs articles et conférences. Entré en politique depuis une quinzaine d’années, il a été plusieurs fois ministre et est aujourd’hui bourgmestre de Charleroi et président du Parti socialiste.

 

Une relation critique à l’égard de la jeunesse italienne

Dès 1960 et jusqu’à sa mort, par assassinat dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975, Pasolini portera un regard critique sur la jeunesse italienne. Les propos de Paul Magnette expliquent cette ambiguïté: "Même si les jeunes sont un interlocuteur privilégié, ils sont encore libres, disponibles, ils peuvent croire. Le vice fondamental de la société petite-bourgeoise catholique, c’est-à-dire la lâcheté, ne les a pas encore contaminés. Ils sont en outre enclins naturellement, vers le raisonnement. Mais déjà aussi le sentiment que ces jeunes extrêmement sympathiques, bons, vifs, intelligents, avides d’affection et d’estime perdront toutes ces qualités avec l’âge, et la volonté de les en retenir. Il se défend d’être un penseur Je ne suis pas un inventeur d’idéologies. Je ne suis pas un penseur et je n’ai jamais aspiré à en être un. Parfois, dans le contexte d’une idéologie, j’ai une intuition et il m’est arrivé, de ce fait, de devancer les idéologues professionnels. Pourtant il nous donne plus à penser que bien des penseurs."

Il faut dire que la jeunesse n’est pas sans lui rappeler la sienne par effet miroir, le mettant à nu face à ses propres émois d’adolescent, et du désir qui découle- de facto- de cette étape de la vie.

Les deux figures de la jeunesse

"Il y a chez lui deux figures de la jeunesse, nées toutes les deux dans la période de cristallisation des années 1950: un poète n’a qu’une seule époque dans sa vie (…): Je sais bien que l’époque de mon style c’étaient les années 1950, et je m’en vante. Ce Frioul qui était un peu un pays idéal, presque hors de l’espace et du temps, une espèce de Provence sentimentale et poétique est devenu une terre d’histoire: ces mois de luttes paysannes, auxquelles j’ai pris part physiquement, yeux et oreilles grands ouverts, ont transformé le Frioul en un pays réel, et ses habitants, d’antiques Provençaux en êtres vivants et historiques. Ce moment fondateur est à la fois celui de la découverte du désir, de la vie et de l’amour, et celui de la découverte de l’histoire et de la politique, les deux se mêlant, comme chez Dante et Leopardi. Des paysans frioulans, objets du désir, il fait, rétrospectivement, l’incarnation d’un antifascisme culturel, un autre monde, préhistorique, paysan, éternel, religieux, sacré, doté de sa propre morale, de ses propres codes, de son langage. L’antithèse du fascisme.

Pasolini décide d’appartenir à ce monde tout en se sentant extérieur à lui. Il expliquera plus tard avoir choisi Naples et les Napolitains parce qu’ils résistent à l’évolution du monde: J’ai choisi Naples parce que c’est un bras mort de l’histoire: les Napolitains ont décidé de rester ce qu’ils étaient et ainsi de se laisser mourir."

Le développement sans progrès

"Pasolini entre dans une phase de lamentation sur la perte de ce monde, lentement assimilé au système, et de rage croissante face au monde. Dès 1960 il constate que la moyenne et petite-bourgeoisie italienne est en pleine phase néocapitaliste: un profond bien-être et une profonde involution intellectuelle et idéologique. Le marxisme ne le voit pas parce qu’il reste prisonnier de ses catégories, incapable de saisir la singularité du néocapitalisme. Il évoque dès 1965 une crise du marxisme qui se veut une critique amicale et reconstructive. (…) Le mouvement étudiant, quant à lui, n’est pas une force révolutionnaire, ni peut-être même une avant-garde aussi longtemps qu’il n’y aura pas de masses capables et désireuses de le suivre. (…)"

Poète même dans son cinéma

Quand on est poète, on l’est partout. Les œuvres de Pasolini sont teintées de poésie. "Il faut lire le monde dans ses paysages – le désastre urbain, la disparition des lucioles – et dans les corps pour comprendre l’involution en cours. D’où la fameuse critique du conformisme des cheveux longs: Que disaient donc leurs cheveux ? Ils disaient: nous ne faisons pas partie de ces crève-la-faim, de ces misérables sous-développés qui sont restés à l’âge des barbares. Nous, nous sommes employés de banque, étudiants, fils de gens enrichis dans les sociétés pétrolières ; nous sommes allés en Europe, nous avons lu! Nous sommes des bourgeois, et nos cheveux longs témoignent de notre modernité internationale de privilégiés. Donc ces cheveux longs renvoyaient à des choses de droite. (…) D’où aussi la fameuse métaphore des lucioles: Au début des années 60, à cause de la pollution atmosphérique et, surtout, à la campagne, à cause de la pollution de l’eau, les lucioles ont commencé à disparaître. Cela a été un phénomène foudroyant et fulgurant. Après quelques années, il n’y avait plus de lucioles. Les valeurs éternelles de la nation italienne paysanne et chrétienne disparaissent, laissent la place à un matérialisme vulgaire."

Pasolini décrypte les signaux du "nouveau fascisme"

"La transformation physique de la jeunesse exprime, comme la dévastation des paysages et la disparition des lucioles, les ravages du capitalisme avancé. Le nouveau fascisme se lit dans les objets, le paysage, l’urbanisme, et surtout les hommes. Il formalise la critique de la modernité comme un développement sans progrès. Il radicalise l’expression, multipliant les métaphores provocatrices. Nous vivons un nouveau génocide, un nouveau fascisme, une nouvelle préhistoire. D’où une aliénation et une domination accrue. La fausse tolérance en est le symbole: cette grande liberté sexuelle n’a pas été voulue et conquise par la base, mais, au contraire, concédée par le sommet et elle ne concerne que la majorité. C’est une tolérance imposée par le pouvoir de la consommation, mais qui ne concerne que le couple hétérosexuel. La liberté sexuelle de la société de consommation est une convention, une obligation, un devoir social, une anxiété sociale. Pire, la liberté sexuelle offerte et non conquise a généré une véritable névrose générale. Être en couple est désormais pour un jeune, non plus une liberté, mais une obligation, dans la mesure où il a peur de ne pas être à la hauteur des libertés qu’on lui concède."

La nécessité de dialoguer sans cesse avec les jeunes

"Pasolini affirme la nécessité de dialoguer sans cesse avec le jeune que l’on fut, interroger nos renoncements et cultiver la nostalgie d’un âge d’or. (…) La vieillesse procure l’humour à force de déceptions. C’est un risque de s’isoler dans la distance ironique, d’accepter la perte de vitalité. L’humour est la part du désespoir qui porte à la conciliation, l’autre part étant la rage. Mais c’est aussi un antidote à l’esprit de sérieux: le sérieux est la qualité de ceux qui n’en ont pas d’autre: c’est l’un des canons de conduite, en fait le premier canon, de la petite-bourgeoise! Or dans la vie publique, il y a des moments tragiques ou, pire encore, sérieux, dans lesquels il faut trouver la force de jouer. Il n’y a pas d’autre solution. Et cela coexiste avec l’utopie, qui est la fossilisation de l’espérance juvénile. Il n’est pas rare que l’humour acquis forcément en vieillissant ait une autre face, l’utopie: qui est donc la fossilisation de l’espoir et du sérieux juvéniles. Dans cette ultime tension, qui garde le meilleur de ce que nous fûmes et le meilleur de ce que nous sommes devenus, que réside la possibilité de supporter le monde sans perdre le désir de le transformer."

Pasolini est mort sauvagement assassiné…

Ceux qui ont orchestré l’assassinat de Pier Paolo Pasolini l’ont fait pour des raisons obscures. On a évoqué un massacre tribal ou un meurtre vengeur… Ce qui est certain, c’est que Pasolini avait de nombreux ennemis que son franc-parler dérangeait. Avait-il écrit, dans le chapitre mystérieusement disparu (volé?) de son roman Pétrole de quoi accuser ceux qui lui ont ôté la vie? "Je suis un affreux matou qui mourra écrasé par une nuit noire dans une ruelle obscure…" C’est Pier Paolo Pasolini qui a écrit cette phrase prémonitoire.

Le 2 novembre 1975 au matin, son corps martyrisé a été retrouvé sur un terrain vague proche de la plage d’Ostie. Le monde a ainsi été privé d’un artiste hors normes: il était poète, journaliste, scénariste, cinéaste et écrivain… mais surtout nanti d’un talent sans égal.