Je relève la tête et me laisse surprendre par la lumière du soleil encore éclatante sur la côte en cette toute fin d’après-midi. Mes yeux se plissent et clignent frénétiquement, mécontents, ils expriment quelques larmes et ma vue se brouille un instant. Inutile de reprendre ma lecture, les lignes dansent devant mes yeux. Je ferme le livre d’un coup sec et le jette au bout de ma serviette rayée jaune. De toute façon, les deux dernières phrases me perturbent, il est temps de marquer une pause.

Je me lève, m’étire lentement, mon ventre grassouillet tendu vers l’avant, bras en extension vers le ciel, et je réajuste le cordon de mon élégant slip de bain vert. Je vais aller méditer dans l’eau. Le sable brûlant me force à presser le pas et je finis par courir pour soulager mes plantes de pieds meurtries dans les vagues tièdes de la Méditerranée. Je ne m’attarde pas au bord et plonge d’emblée mon corps entier pour commencer à nager. Rien de tel qu’une brasse souple et maîtrisée pour réfléchir sereinement.

"Un rêve de beignet, c’est un rêve, pas un beignet.

Mais un rêve de voyage, c’est déjà un voyage."

Un vieillard philosophe, le personnage principal de mon roman du moment, vient de citer cette phrase de Marek Halter à son jeune élève. Et je ne suis pas d’accord du tout!

J’immerge ma tête sous l’eau, puis je nage en direction des profondeurs de l’océan, deux ou trois mètres pas plus.

D’ordinaire, j’adore ce genre de remue-méninges. J’aime la langue française, je prends plaisir à la disséquer, elle me passionne. Je la maîtrise parfaitement malgré mon jeune âge et mon origine. "Tu chinoises", me dit-on souvent lorsque je suis à l’œuvre. "Tu libanises", devrait-on me dire, puisque je viens du Liban.

À mon sens, un rêve de beignet représente vraiment un beignet. Enfin, bien entendu il s’agit-là d’une métaphore et je suppose que le philosophe veut dire que songer à une chose concrète, comme un aliment par exemple, reste une songerie mais qu’elle ne nourrit pas réellement. Alors que rêver à un voyage permet l’évasion, nourrit l’âme du rêveur… Et pourtant quand je rêve mon beignet, ma mémoire visuelle me montre les chaussons dorés, ma mémoire gustative envoie ses saveurs sur mes papilles et je salive, ma mémoire olfactive infuse l’odeur alléchante dans mes narines et ma mémoire tactile imbibe presque mes doigts de gras… Alors qu’un rêve de voyage… non. C’est trop dur. Pas encore.

Je remonte à la surface, inspire une bouffée d’oxygène, effectue une galipette et nage pour rejoindre la plage. Je dois rentrer à l’appartement, demain il y a école.

Cette pensée me taraude, elle occupe toute la place dans mon esprit, me poursuit sous la douche puis sur le canapé où j’aimerais regarder la télévision et mes dessins animés. Heureusement que mes devoirs sont faits, il aurait été compliqué de me concentrer. Je suis en pleine lutte psychologique car je refuse de mener la réflexion à son terme. Je refuse de songer au voyage.

Je me lève, j’erre un peu dans le salon, sur le balcon d’où je vois ma plage en contrebas, puis j’atterris inévitablement dans la cuisine. J’y croise ma mère qui vient m’enlacer tendrement et embrasse ma chevelure bouclée. Elle me demande si la journée a été belle, elle s’en inquiète régulièrement car elle me sait solitaire et se demande parfois si cette solitude me pèse. Je réponds par onomatopée, j’ai la tête ailleurs.

Quand je suis préoccupé, je me réfugie dans l’art que je maîtrise le mieux, celui de la cuisine. J’aimerais devenir Chef. Et voilà que je sors automatiquement la farine, le beurre, le sucre, le sel et le verre doseur. Je sais que beignet n’est qu’une image verbale, même si je pressens que dans cette citation linguistique, la métaphore doit porter sur un aliment gras ou sucré, régressif. Chez moi, elle a directement activé des beignets au sens propre, ceux de Téta ma grand-mère paternelle.

Nous avons émigré en France en 1986, quatre années avant que la guerre civile longue de quinze ans ne cesse de mettre à feu et à sang notre Liban. À l’époque, nous n’avons guère eu d’autre choix: Baba, mon tendre père, venait de périr dans l’incendie de son épicerie. Une roquette tombée chez son voisin, avait enflammé son commerce dans lequel il s’était retrouvé prisonnier, condamné à se regarder mourir. Alors, Mama enceinte de ma petite sœur et moi avons suivi ma tante et mon oncle, banquier renommé et fortuné, dans les Pouilles. Nous sommes partis. Une véritable chance de survie, mais un crève-cœur aussi que ce déracinement sauvage. Aujourd’hui, la guerre a pris fin, mais notre pays saigne encore et tente de panser des plaies béantes, difficiles à cicatriser.