Tu me pardonneras mon trop plein de silence. Mais tu connais mon âme.
Et tous mes " mais ".
Tu sais la douleur de mes entrailles, la boule au fond de ma gorge, le
fléchissement de mes genoux… tu sais et tu gardes tout.
40 jours. Des brûlures. Et des années lumière.
40 jours durant lesquels je me suis retenue. Parce que nos morts.
Parce que Beyrouth. Parce que le crime. Et l’humanité… et parce que les humains.
Et la fermeture de rideau.
Et pourtant.
40 jours durant lesquels ta blessure est la mienne.
Mon corps gise sur ton sol avec cet écriteau accroché tant bien que mal à coups de marteau, à force de sourires et de fous rires -comme si c’était hier. C’était hier !- pour accueillir tous
les coins et recoins de chez nous. " Bonsoir ! K14-K15 ! C’est par là. " Sourires.
40 jours où je m’acharne à trouver entre tout ce déblayé des morceaux de cet hier, des bribes d’archives, des mots tombés du texte, -du ciel !-, et une sensation d’humidité, une odeur de moisissure ou d’encens qui m’emplit les narines, me ferme les yeux, et m’emmène loin, très loin, dans une sorte de brouillard blanc, sur un fond de rideaux en mousseline noirs transparents ou translucides je ne sais plus, accrochés à leur tour aussi tant bien que mal, à force de courte-échelle, vite avant 18h00 !, pour tisser une peau, un espace dérobé, un non-lieu sécurisant, magique, éternel, le temps d’une scène, et celle d’après.
Je prends la parole. Je te le dois. Pour toi, qui m’as appris à sortir de l’ombre et dompter les planches, toi dont le sol a porté mes pas, toi dont les murs ont porté la voix. Je te le dois. Pour la mémoire, pour l’Histoire, pour ressouder les pièces, les histoires, les trames et toutes les promesses qui ne tiennent qu’à un fil.

C’est le fil de mon histoire, témoin de ton existence, que je garderai. De mon premier torchon -si fier- à essuyer tes premières planches, de mes premiers applaudissements pour les premières de toutes ces premières, et les deuxièmes, troisièmes, ennièmes, aussi.
De mes premières rencontres, le sourire aux dents, des étincelles au fond des yeux. De mes premières notes, sur un piano désaccordé, mes premiers jeux -et les jeux des enfants, et que de visages-, mes premières répétitions, jusqu’aux ennièmes, mes premiers tours de régie -magie !- (Oui James je respire) mes premiers regards glissés entre deux rideaux, mes premiers rituels, mes premiers coins, mes premières adaptations, traductions, notes -au crayon-, mes premiers ateliers, mes premières scènes -et les vraies-, mon premier balai, valet, et les tiroirs, et l’armoire, ma clé rouillée, celle qui reste dans mon porte-clés-, et mes coulisses, espace vénéré. Lights off. “Kiki éteins s’il te plaît !… Merci Kiki.”
Je garde tout.
Les moments enchantés. Tes murs, ta porte que je fermais et refermais, comme un privilège, ma place, perchée en haut des petits escaliers côté jardin… côté cour ?! -je me suis toujours trompée de côté- et tes sièges que je m’amusais, mine de rien, à longer, pour les avoir un jour, tous touchés. Je crois en les traces. Les traces de chaque personne qui passe restent, dans chaque espace. 126 ans que tu existes. Et en 2013, tu étais né -toi aussi- une nouvelle fois, et une grande partie de moi aussi, avec toi. Tu m’as redonné le souffle que j’avais perdu à force de déceptions. Tu as été ma gratitude face à tous les sales coups de la vie, des autres, des proches et des monstres.
Tu as été ma bulle, mon seul refuge, et le toit inébranlable de ma maison, mon temple, là où j’existe à fleur de peau, là où le temps s’arrête, et où le jour et la nuit, la tempête et le soleil ne font qu’un. Là où tout est un. Là où les vraies âmes brillent et n’ont pas besoin de lumière. Là. Tu m’as connue sous mon vrai jour et tu m’as bien étreint. Et je te dois cet hommage. Parce que j’ai cru en toi. Parce que je crois en toi. Parce que tu resteras toujours pour moi ma catharsis, mon éclosion, l’accompagnateur de tous mes deuils -et que de deuils- ma raison d’avancer, de continuer, d’être, pour une répétion, un dernier repassage ou passage de chiffon, un script, un point, une virgule, une trappe, un souffle.
Tous ces instants sacrés ont tissé mes émotions sans retenue, ma peau sans carapace, ma vérité sans jeu, ma mise en scène, ma mise à nu.
Pour moi, tu seras toujours cette belle image, le rouge et le noir, l’ombre et la lumière, au-delà des blessures, des érosions, des cicatrices et du temps. Pour moi, tu seras toujours, l’endroit qui m’a vue renaître, m’a écoutée dans le silence timide ou discret, m’a portée dans la voix humaine ou sûre, mille et une fois. Au-delà de tous les deuils, au-delà de tous les cerceuils, toi, tu resteras.
Mes mains sont trop petites pour t’enlacer une dernière fois… tu le sais, toi qui sais tout. Mais je te porterai, dans mon cœur, et sur mes demi-pointes, à chaque fois que je foulerai une scène nouvelle, dans l’espace libre et accueillant des quatre coins de ce monde, je sourirai, parce qu’au fond, ce sera toujours toi, mon toit, mon point de départ, toi, mon point de chute, toi, la première pierre.
40 jours pour le blanc.
Et du fin fond de Beyrouth, après moi et cent ans après, sous les nouveaux projecteurs, immortel dans l’âme, tu brilleras.