Avec la signature de La Mécréante, aux Éditions Jean Claude Lattès, dans le cadre du Festival du livre de Paris, Gabriel Boustany, le dramaturge, producteur et romancier, a présenté le deuxième volume de cette saga familiale baroque, au style truculent, narrant l’histoire contemporaine du Liban. Rencontre.

Gabriel Boustany est né à Beyrouth en 1936, sous le mandat français. Il a été l’un des pionniers du théâtre moderne au Liban, au sein de la société cosmopolite d’avant la guerre, aux côtés de Roger Assaf. Si son père l’a bercé aux sons de la prose de Victor Hugo qu’il lui déclamait chaque soir au point de le marquer au fer rouge de la littérature, sa mère, sa grand-mère et sa nourrice ont nourri son imaginaire par les histoires fastueuses de la famille, vouée au mécénat avant sa ruine. Il séchait les cours du Lycée français de Beyrouth pour assister à ceux de l’École des lettres, dispensés par des professeurs exceptionnels comme le poète Georges Schéhadé, Pierre Barbéris et Pierre Robin. Remarqué par ses professeurs et ayant acquis une certaine notoriété, Salah Stétié lui ouvre les colonnes de l’Orient littéraire pour publier ses contes et nouvelles. En 1970, il fonde une boîte de production en France et, pendant une vingtaine d’années, il produit une panoplie de films, récompensés par des prix prestigieux, avec des artistes adulé.e.s tels que Romy Schneider, Suzan Sarandon, Jodie Foster, Jacques Dutronc, Burt Lancaster et des metteurs en scène couronnés tels que Bertrand Tavernier, Claude Chabrol et Louis Malle. Citons parmi ses multiples productions: La mort en direct (Prix de la Presse);  Atlantic City (Prix de la Mostra de Venise et plusieurs nominations aux oscars) et Le sang des autres (adapté du roman de Simone de Beauvoir). Gabriel Boustany se retrouve davantage dans l’écriture dramaturgique qui a lancé sa carrière littéraire. Notons parmi ses pièces de théâtre: La Barque de Dante (prix du Cèdre d’Or en 1964); Le retour d’Adonis ou le chant de la guerre (Prix du président de la République et Prix Saïd Akl en 1965); Stalag tango (Premier Prix du Festival mondial du Théâtre à Nancy en 1967); Aladin in Memoriam (présenté au festival international de Baalbeck en 1972). Par ailleurs, il a écrit une dizaine de manuscrits inspirés de sa formation à l’École du Louvre et à la Sorbonne. Dans cet entretien, nous nous focalisons sur son dernier-né, La Mécréante, conçu selon la technique de la mise en abyme, avec des personnages hauts en couleur et un style émaillé de références artistiques.

Comment avez-vous été parachuté dans la production de films français et américains, après une licence en lettres françaises et une belle carrière de dramaturge et avant votre retour en force vers l’écriture romanesque?

Je suis parti pour Paris juste avant la guerre, mais j’avais déjà écrit sept ou huit pièces de théâtre en français surtout mises en scène par Roger Assaf. Parmi les comédiens qui jouaient mes pièces, il y avait Nidal Al-Achkar, Alain Plisson, Paul Matar, Claude Eddé et d’autres. On se produisait au Théâtre de Beyrouth, qu’on avait fondé avec Saïd Sinno, le propriétaire. Au départ, c’était un garage qu’on avait transformé en superbe salle de théâtre et, en 64, c’était le premier théâtre proprement dit. Auparavant, ça se limitait au théâtre de bienfaisance et aux troupes qui se produisaient au Casino du Liban. Quand j’ai débarqué à Paris, j’étais complètement fauché, avec en main un scénario que je voulais réaliser moi-même. De fil en aiguille, j’ai retrouvé une amie, Janine Rebeiz, qui avait créé au Liban une maison de culture baptisée Dar el-Fann. C’était un bar restaurant et une espèce de cénacle intellectuel où artistes et intellos se côtoyaient. C’est elle qui m’a déniché à Paris des financiers pour produire mon film. C’est alors que l’idée m’est venue de créer une boîte de production. Mes fantasmes littéraires, mes goûts immodérés pour le cinéma français, pour la Nouvelle vague se sont traduits en gros projets. Je produisais les metteurs en scène que je connaissais de réputation comme Claude Chabrol, Bertrand Tavernier, Louis Malle et plein d’autres. Pour Atlantic City, nous nous sommes rendus aux États-Unis avec Louis Malle pour le tournage du film. Nous avons décroché le Lion d’Or 80 à la Mostra de Venise et les acteurs principaux du film, Susan Sarandon et Burt Lancaster furent nommés aux Oscars. Après quinze ans dans le monde du cinéma, je suis retourné à l’écriture.

Malgré son émancipation et sa liberté assumée, l’héroïne de La Mécréante n’assume pas sa maternité. On ne la voit jamais s’occuper de son fils et, de son propre aveu, elle est "une mauvaise mère". D’après vous, émancipation et maternité ne font pas bon ménage?  

Cette femme ne se sentait pas prête à assumer la maternité pour plusieurs raisons, dont principalement les conflits avec son mari. Il y a, dans ce roman, trois portraits de femme: Adela, la mère, qui hésite entre la liberté et les traditions sociales de sa génération, mais qui choisit d’être une mère exemplaire et une épouse dévouée. Cependant, comme vous le voyez dans le livre, elle a raté sa vie amoureuse et ce n’est qu’en devenant veuve qu’elle va essayer de se rattraper, encouragée par sa fille Tasmine. La princesse, elle, est une femme émancipée, qui m’a toujours rappelé le célèbre tableau de Delacroix: La liberté guidant le peuple. C’est une rebelle qui a choisi de mener ses combats avec son intelligence, sa culture, et brandit son corps comme une arme pour défier les tabous et les injustices au sein d’un environnement sclérosé. Or le machisme oriental, que réprime-t-il le plus? Le corps féminin! Le troisième portrait, c’est celui de Constance qui symbolise le don de soi. C’est la fille qu’on sacrifie, dans la fratrie, pour soigner les vieux parents. Une mentalité qui sévit souvent chez toutes les composantes libanaises. Or, elle aussi, poussée par Tasmine, va sur son chemin de liberté, mais elle y renoncera après des péripéties que je préfère ne pas dévoiler pour préserver le plaisir de la lecture.

Vous racontez des faits historiques qui se sont déroulés dans la période d’or du Liban et en plein essor de la capitale Beyrouth, mais vous décalez la chronologie et vous faites beaucoup d’ellipses…

J’ai sacrifié au romanesque, car les dates ont gêné l’élan de l’écriture. Mais peu importe la chronologie au Liban, on retrouve toujours les mêmes causes générant les mêmes effets. On dirait que le passage du temps ne change rien, n’enseigne rien. L’histoire du Liban se répète, les conflits confessionnels sont toujours provoqués et exploités par les dirigeants, leurs sbires et leurs alliés. Je me suis intéressé à la réconciliation entre chrétiens et druzes, instiguée dans le roman par deux femmes, Tasmine et sa mère. Les évènements de La Mécréante se situent au début de la guerre libanaise, jusqu’à l’assassinat de Hariri, sans que tous les événements phares soient narrés. La période du Horse Shoe, la mort de Nasser et les moments où Tasmine est au bord de la crise de nerfs, c’est du passé. Dans le troisième volume, que j’ai écrit et qui n’a pas encore été publié, Tasmine endossera complètement son rôle de combattante.

Ce qui est surprenant, c’est le fait que vous dépeignez Tasmine la scandaleuse sous un angle toujours positif dans La Mécréante…

J’ai beaucoup de sympathie pour elle. Je la comprends parfaitement. Ce n’est jamais un personnage vide. Elle ne se jette pas sur les hommes, bien qu’elle soit très audacieuse et provocante. C’est un personnage attachant, profondément humain, tantôt mélange d’Antigone et de Médée, tantôt personnage de Fellini évoluant dans la dolce vita beyrouthine. Il n’y a qu’à voir le chapitre des Caves du Roy qui pourrait rappeler Huit et demie!

Bien que ce roman soit un hymne à la féminité, au pouvoir et au vouloir de la femme, le récit explore l’homosexualité masculine. Est-ce par souci du politiquement correct, afin d’éviter la discrimination, ou par fidélité aux faits réels?

La fidélité aux faits réels ne m’intéresse pas beaucoup puisqu’il s’agit d’une œuvre plutôt fictive, bien qu’inspirée par des personnages réels. Par ailleurs, je suis tolérant, tout en étant un pur hétérosexuel. Ce qui me dérange, c’est le tintamarre qui accompagne l’homosexualité, l’exhibitionnisme et l’obligation d’équilibrer qui s’impose comme un diktat. Cette manière de montrer dans chaque publicité deux homosexuels qui s’embrassent ou se caressent est à mes yeux du matraquage. On est dans les dérives de la Woke culture. On oublie complètement l’amour courtois, le clin d’œil, la poésie. Où est Racine, où sont les poètes romantiques, où est Shakespeare? Dans le même ordre des choses, regarder une femme dans la rue nécessiterait aujourd’hui d’envoyer un huissier d’abord.

Les deux amies inséparables et dévouées l’une à l’autre sont cependant l’antinomie l’une de l’autre. Si l’une est dévergondée, agressive et arrogante, l’autre est discrète, timide et effacée. S’agit-il d’un jeu de miroirs délibéré, une telle amitié étant à priori improbable?

C’est un miroir qui renvoie l’image contraire, un miroir à l’envers. Constance réunit en elle ce qui manque à Tasmine, et vice versa. Constance est l’allégorie de l’altruisme, de la serviabilité au détriment de ses propres intérêts, alors que Tasmine est lucide, calculatrice, sûre d’elle-même et préoccupée par ses plaisirs autant que par ses combats. Elles ne sont pas amies par le biais de leurs convergences, mais grâce à leurs divergences. On peut les considérer comme complémentaires. Dans le premier tome de la trilogie, Les Arrogants, elles sont des amies de classe, des amies d’enfance. Constance nourrit une admiration sans bornes pour cette fille flamboyante. Tasmine, elle, a une inclination pour la défense des faibles et, dans la suite du récit, elle sortira ses griffes pour la défendre.

Le récit n’est pas complètement fictif. Quelle est la part d’authenticité et quelle est la part d’imaginaire chez les personnages? D’autant plus que certains leaders sont cités comme Bachir Gemayel et d’autres sont reconnaissables grâce à leurs traits caractéristiques et aux évènements de leur parcours? Je prends pour exemple l’assassinat du mari de Tasmine.

Je suis originaire de Jiyé. J’ai donc vécu dans cette ambiance à la fois maronite, sunnite, chiite et druze. D’ailleurs, je dédie le roman aux filles de la première émigration de Jiyé, qui ont fui les massacres et se sont échappées par la mer jusqu’à Beyrouth, puis ont pris le bateau vers l’Australie. Là-bas, elles ont fondé le club australien de Jiyé. Cependant, j’ai davantage d’affinités avec les druzes, car ils ressemblent le plus aux maronites. Comme eux, ils ont une espèce d’authenticité farouche. Dans Les Arrogants, la figure de Camille Chamoun apparaît. Mais l’assassinat de Kadri dans La Mécréante évoque à la fois celui de Joumblatt et celui de Hariri. L’un possède la spiritualité intelligente, le progressisme et l’autre le génie des affaires, le dynamisme de la reconstruction.

Il y a dans le roman une histoire d’amour bouleversante et insolite entre l’archevêque maronite et l’une des protagonistes. On aurait aimé que le narrateur s’attarde plus sur les rebondissements de cette passion. Est-ce prévu pour le troisième tome de la trilogie?

Dans le troisième volet de la trilogie, les rebondissements de cette passion sont développés. Dans La Mécréante, nous voyons aussi bien la sagesse de la maturité que la revanche après les frustrations de l’un et de l’autre. La protagoniste amoureuse est presque mariée de force par son père, puisqu’on se passait alors de l’avis des jeunes filles, à fortiori quand le prétendant était un chevalier noble et vaillant. De même, l’archevêque en a assez de l’abstinence et des charges qui lui pèsent sans le réconfort et la tendresse que procure la femme. Quand il était monseigneur à Paris, il rendait visite à la famille, sans s’autoriser à aller plus loin ou à laisser libre cours à son désir. Cela est raconté dans le premier volume, Les Arrogants. Elle aussi, à son insu, avait inspiré un amour platonique à un comte qui s’était finalement suicidé de désespoir. Dans cette fresque familiale, on assiste à des élans qui ne sont pas sans rappeler ceux des héros d’opéras comme La Traviata ou La Bohème.