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Place des Martyrs!, m’entendis-je hurler. L’instinct avait raison.

Je vis les épaules d’Amoun tressauter de surprise. J’étais un passager jusque-là plutôt silencieux. Avant même qu’il ne me questionne, je lui expliquais que mes plans avaient soudainement été modifiés à la suite d’un mail urgent de mon supérieur. Je lui assurais que son pourboire serait doublé et le chauffeur ne se fit pas prier: demi-tour sauvage immédiat, direction le nord de Beyrouth. La statue de la place des Martyrs se dressait face à la mosquée.

C’était un élan de bravoure inexpliqué qui m’avait poussé à agir de la sorte. Une femme en détresse appelait peut-être à l’aide quelque part et il m’était impossible de l’ignorer.

Plus encore, j’avais l’étrange sentiment que cette femme n’avait pas oublié, mais au contraire volontairement laissé son téléphone dans le taxi. "Aidez-moi je vous en supplie", avait-elle demandé. Elle avait téléphoné pour vérifier si quelqu’un l’avait bel et bien trouvé. Peut-être était-elle harcelée par cet homme à la voix terrifiante? Peut-être que sa seule chance était cette bouteille à la mer que j’avais repêchée…

Amoun m’a déposé sur le parking que j’avais reconnu sur la photo. Il était plein à craquer, les véhicules étaient amassés dans une anarchie déconcertante, en bataille, en épi, bloqués les uns par les autres. J’avais supposé que le lieu précis du rendez-vous était le point de vue depuis lequel la mosquée avait été photographiée. Je tenais toujours fermement le téléphone dans la main, le bras le long du corps et je tendais la paume vers l’extérieur en espérant que la femme chercherait des yeux son appareil.

Le soleil était au zénith, midi était passé de trente minutes. L’embarquement de l’avion était clos. Le bitume sous mes pieds semblait réfléchir la chaleur étouffante de la capitale. Je levais la tête vers la mosquée dont les dômes turquoise étaient baignés de rayons lumineux, un spectacle époustouflant. Derrière elle, les grues de chantiers lointains se faisaient presque oublier.

Je traversais le parking de bout en bout, ouvrant l’œil autour de moi, aux aguets. Je montais sur le petit monticule de terre sur lequel un gigantesque panneau était planté, une publicité tapageuse pour un soda fluo probablement bourré de sucres. J’étais près de la mosquée quand le muezzin entonna l’appel à la prière de la mi-journée. Sa voix enchanteresse me collait des frissons. Les fidèles quittèrent le parvis et pénétrèrent à l’intérieur.

Alors je l’aperçus et je compris que je ne m’étais pas trompé.

J’étais tendu, ma chemise humide collait désagréablement dans mon dos. Une femme était adossée au creux de la troisième des arcades, la tête appuyée contre la pierre. À l’évidence se trouver à cet endroit sous le soleil brûlant était très pénible, surtout étant enceinte jusqu’aux yeux. "Tu sais que si tu ne reviens pas je vous tuerais toutes les deux." Cette femme voulait sauver la vie de son bébé.

Dans ma poche de jean tout était prêt. Mon doigt n’avait qu’à presser légèrement la touche et le message partirait.

Elle ne pouvait le voir arriver dans son dos, mais un homme se dirigeait vers la femme. Un fil de fer de plus d’un mètre quatre-vingt-dix, qui avançait d’un pas décidé et savait exactement sous quelle arcade la femme se trouvait. Si la peur transparaissait sur ses traits à elle, lui était insondable. Son visage famélique était repoussant. Les bras ballants, il glissait comme un fantôme jusqu’à sa cible. Soudain, un jeu de lumière me permit de l’apercevoir, la lame du couteau qu’il tenait dans son poing fermé. Il était venu pour la tuer. Et elle le savait. Voilà pourquoi elle avait mis au point le plan du portable accidentellement oublié dans le taxi. Elle cherchait un héros.

Je quittai le parking, traversai la route et les rejoignai moi aussi sur le parvis de la mosquée. J’avançai prudemment sur le sol dont les pierres formaient de jolies rayures claires et sombres. Je gardais le regard rivé sur la femme, elle se tenait toujours contre la colonne, mais cette fois, sa tête était penchée vers sa poitrine, les mains levées vers le ciel, et ses lèvres remuaient. Elle priait. Plus proche d’elle, je constatai une tenue négligée, une robe sale et déchirée par endroits avec sous les aisselles des traces blanches de sel. À ses pieds, un baluchon était posé.

L’homme n’était plus qu’à un mètre et il n’y avait plus que nous trois à l’entrée. J’étais encore loin…

Je n’ai pas réfléchi! Ou plutôt, c’était déjà tout réfléchi! J’ai pressé la touche du portable puis je me suis rué sur l’homme, courant à grandes enjambées en criant comme un possédé pour l’effrayer. Bras tendus vers l’avant, je lui ai sauté à la gorge, l’enserrant de toute mes forces. Je l’ai surpris et nous avons basculé en arrière, emportés par mon élan fou. J’ai senti la longue lame s’enfoncer dans mes côtes et me transpercer le corps. J’ai hurlé de douleur et lui ai donné une gifle que j’espérais puissante pour qu’il lâche son emprise. L’agresseur a grogné comme un monstre. Derrière nous, j’ai entendu des pas précipités s’éloigner, elle avait fui. Au loin, les premières sirènes… Puis tout est devenu ténèbres.

Quelques jours plus tard, une fois sur pieds et hors de danger, j’ai pu lire les journaux qui relataient mon aventure insensée.

Mira était l’épouse d’Anton, enceinte de leur premier enfant, une fille. Son triste statut était celui de femme battue et cela depuis le soir de leur nuit de noces. Si elle n’avait pas porté sa longue robe, j’aurais vu sur son corps les cicatrices et bleus, tristes témoins du calvaire qu’elle vivait à la maison. Anton était un bourreau physique et psychologique. Maintes fois enfuie, maintes fois retrouvée et battue plus fort encore… Comment échapper à un mari tyrannique, surtout quand celui-ci occupe un poste haut placé dans la police libanaise? Cette dernière évasion datait de trois jours et cette fois, Anton lui avait posé un ultimatum: revenir ou mourir. Et je n’avais pas fait fausse route: ce portable oublié dans le taxi d’Amoun était un SOS désespéré.

Lorsqu’Amoun a reçu mon SMS, il a appelé la police comme nous en avions convenu avant de nous séparer, monnayant un billet de plus. Quand Anton m’a poignardé, les forces de l’ordre étaient en route. Mira a été recueillie, choquée mais soulagée, et Anton arrêté par ses pairs, sidérés.

Quant à moi, je suis devenu ce banal professeur français, le héros d’un instant qui avait risqué sa vie pour une inconnue en danger.

Mon sommeil demeura difficile plusieurs nuits. Entre cauchemar et réalité, le parallèle s’est naturellement établi dans mon subconscient. Une princesse en détresse m’avait appelé au secours et imploré de lui sauver la vie. Cela s’était déroulé devant une mosquée et, en preux chevalier, j’avais vaillamment affronté l’effroyable dragon qui la tyrannisait et l’avais anéanti. La belle aux yeux turquoise était saine et sauve.

Juliette Elamine
Illustration: Nora Moubarak

 

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