Depuis de nombreuses années déjà, les Libanais vivent dans un environnement traumatogène, un environnement produisant toute une variété de catastrophes qui les prennent le plus souvent par surprise, sans véritable préparation préalable, provoquant la rupture d’un certain équilibre psychosomatique auquel ils étaient plus ou moins parvenus.

S’il est possible de situer dans le temps une réalité aux éventuels effets traumatiques, en revanche, ce qu’on peut appeler l’empreinte psychique du traumatisme y est insensible, elle est permanente, voire se transmet de génération en génération. On peut citer en exemple les massacres qui ont été perpétrés en 1860 dont la trace est toujours vive dans certaines mémoires ou même remonter plus en amont dans les époques si l’on tient compte de ce que les différentes confessions libanaises considèrent comme des tragédies ayant meurtri une collectivité et que l’on commémore jusqu’à aujourd’hui, parfois d’une façon tout à fait réaliste. Le rappel des faits traumatiques les ramène à la conscience, mais leurs effets continuent d’y échapper.

Si nous nous en tenons à la période qui s’étend de 1958 à nos jours, force est de reconnaître que les Libanais ont vécu parfois d’une manière intermittente, d’autres fois d’une façon continue, maints ébranlements psychiques. La guerre civile et les autres, chaudes ou froides, qui l’ont suivie sont encore vives dans les mémoires et dans les corps. Le cataclysme du 4 août 2020 hante aujourd’hui encore obsessionnellement les chairs meurtries, les réminiscences déchiquetées, les familles endeuillées réclamant que justice soit faite, arpentant les rues et les maisons rafistolées, inconfortablement habitées, en l’absence de toute initiative de la kleptocratie régnante. Sans oublier les bouleversements produits par la fulgurante pandémie de la Covid-19 ainsi que ceux de la sinistre crise multiforme que le pays traverse, rendant encore plus agressif un environnement alourdi par les sombres perspectives qui menacent l’avenir et l’existence même du pays et de ses habitants. À tout cela s’ajoute l’absence de toute vision de sortie de cette interminable nuit dantesque, renforçant encore plus le sentiment de détresse.

Dans les conditions traumatiques actuelles, l’accidentel, l’imprévu, peut surgir à tout moment et, même s’il arrive que le sentiment d’angoisse puisse constituer une sorte de préparation défensive, il demeure insuffisant pour empêcher l’effondrement des ressources psychiques individuelles ou éviter les agissements (auto)destructeurs. Les fréquentes nouvelles poignantes de la désespérance individuelle menant parfois au suicide en témoignent. Le combat actuel, individuel ou collectif, se déploie entre les pulsions de vie, ces forces qui mobilisent les énergies pour surmonter les obstacles, qui étayent la fraternisation, l’épanouissement, la (re)construction, et les pulsions de mort qui mènent à l’anéantissement.