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Dans l’écrin du vignoble Ixsir, baigné d’une lueur crépusculaire d’une rare beauté, les majestueux ceps de vignes ont été, le 13 juillet, témoins d’un concert d’exception, intitulé Fourtissimo. Placé sous la houlette de Harout Fazlian, ce spectacle musical a réuni quatre pianistes virtuoses arméniennes, accompagnées d’un ensemble à cordes. Tout au long de cette soirée, les musiciens ont soyeusement entrelacé leurs mélodies, créant une toile sonore d’une finesse exquise, révélant ainsi l’apothéose du récital: le magistral concerto pour 4 claviers en la mineur, BVW 1065, de Jean-Sébastien Bach.

L’Orchestre de chambre de Beyrouth avec les quatre solistes. Crédit: Nabil Ismail

Dans l’incandescence crépusculaire de Batroun, parmi les lianes florissantes et les ceps majestueusement érigés du vignoble Ixsir, Harout Fazlian, tel un maître vigneron, est parvenu, avec une délicatesse délectable, à orchestrer, le jeudi 13 juillet, la distillation des mélodies les plus subtiles de son ensemble, donnant ainsi naissance, sous leurs cordes, à des harmonies enivrantes. Intitulé Fourtissimo, ce concert réunissait quatre jeunes pianistes virtuoses arméniennes qui se sont passionnément livrées à une joute musicale d’une exquise finesse, révélant, de ce fait, la quintessence de leur talent, et mettant en exergue leur complicité symbiotique avec la phalange libanaise, placée sous la direction inspirée du chef chevronné. Les mélodies se sont élevées, tel un nectar dionysien, mêlant les nuances suaves de la musique d’art européenne aux caresses évanescentes des lueurs dorées embrassant le terroir, transportant l’auditoire dans une transe mélodique envoûtante, où chaque accord s’abreuvait goulûment de ravissement. Tout au long de ce récital, les mélodies se sont entrelacées comme des fils d’or, tissant une toile musicale unissant somptueusement les époques baroque, classique, romantique et moderne.

Intensité saisissante

Cette soirée a indéniablement été marquée par des moments d’une intensité saisissante. Si certaines pièces n’ont pu échapper à quelques discordances, le récital s’est quand même paré d’une douce saveur, s’élevant ainsi contre l’amertume laissée par certains concerts récents, captifs de leurs artifices futiles et asservis à certains egos vaniteux qui trahissent l’essence authentique de la musique. Après un retard typiquement libanais d’une dizaine de minutes, le fameux "la" est finalement donné, pour le plus grand plaisir de l’auditoire. Remarquable entrée en matière avec la célèbre Ouverture des Noces de Figaro de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791): Harout Fazlian guide l’Orchestre de chambre de Beyrouth avec une gestuelle anguleuse et verticale, sculptant les harmonies avec une précision d’orfèvre, préférant toutefois la clarté des lignes mélodiques et la rigueur structurelle aux gradations dynamiques. Oscillant entre exubérance joyeuse et tension dramatique, les musiciens déploient une palette expressive d’une complexité captivante, révélant ainsi tout le génie musical du compositeur. Cependant, en raison de l’orchestration axée uniquement sur les cordes, l’ouverture a visiblement été privée de l’éclat triomphal que les cuivres et les percussions auraient pu apporter, ce qui a nettement terni l’apogée tant attendue du final.

Les quatres solistes interprétant le Concerto pour quatre claviers de Jean-Sébastien Bach. Crédit: Nabil Ismail

Complexité contrapunctique

La phalange libanaise et deux des quatre pianistes arméniennes, Gayane Aslanyan et Nare Sukiasyan, enchaînent ensuite avec le Concerto pour deux claviers en ut mineur, BWV 1060, de Jean-Sébastien Bach (1685-1750), faisant preuve d’une maîtrise de la tension et du phrasé. Le premier mouvement, Allegro, marqué par son caractère vif et énergique, suit une forme très accentuée de ritornello, alternant les passages orchestraux et les soli des deux claviers. Harout Fazlian offre une lecture intéressante, sans grandes trouvailles toutefois, où la virtuosité pianistique et la complexité contrapunctique sont mises en lumière, créant un dialogue animé d’une magnifique richesse sonore entre les deux solistes et l’orchestre.  Dans le deuxième mouvement, Adagio, le flux est malencontreusement engourdi et l’architecture est presqu’absente. Le phrasé se voit étrangement affublé d’une lourdeur excessive, où les mélodies se perdent dans un discours étiré, ponctué toutefois par des pizzicati synchrones. Heureusement que le dernier mouvement, Allegro, offre une explosion de rythmes enjoués où les solistes rivalisent d’agilité et d’habileté dans des passages vifs et joyeux, permettant d’explorer une gamme hétéroclite d’émotions, allant de la vivacité à la sérénité. Tout n’est cependant pas très lisse et uniforme, mais résolument convaincant.

Violence rythmique

Les deux pianistes arméniennes lancent ensuite le premier accord d’un arrangement pour deux pianos de la Polonaise en la bémol majeur op.53, dite " héroïque " de Fréderic Chopin (1810-1849), que les organisateurs titrent à tort "Grande Polonaise", qui fait plutôt référence à la Polonaise en mi bémol majeur op.22. L’interprétation est consciencieuse mais un peu (trop) lisse dans l’introduction précédant le thème principal qui, sous les doigts de Aslanyan et Sukiasyan, pèche, la toute première fois, par un manque de véhémence et de violence rythmique, inhérentes à la pièce, et par quelques infidélités à la lettre compositionnelle. Le compositeur polonais avait expressément souhaité que cette œuvre ne soit pas interprétée trop rapidement, ni dans un tumulte tonitruant qui lui est souvent associé. Toute hâte compromet, en effet, la grandeur révolutionnaire et la majestuosité de cette œuvre emblématique. Dans cette perspective, les jeunes virtuoses se sont admirablement approprié ce défi, déployant un arsenal pianistique flamboyant, marqué par une impressionnante écoute mutuelle, et rivalisant d’éloquence, de fluidité et de puissance.

Harout Fazlian dirigeant l’Orchestre de chambre de Beyrouth. Crédit: Nabil Ismail

Précision louable

Le concert se poursuit par une sélection de pièces issues des suites de l’opéra Carmen de Georges Bizet (1838-1875), conçues initialement par Ernest Guiraud (1837-1892), suite à la mort prématurée du compositeur français. Nonobstant la disposition apparente désordonnée des pièces dans la chronologie choisie (Prélude de la Suite no.1, Habanera de la Suite no.2, et Les Toréadors de la Suite no.1, qui n’est autre que l’ouverture de l’opéra), il convient de souligner que cette interprétation se distingue par son caractère intriguant et son attrait indéniable. La gestique du chef d’orchestre, conjuguant fluidité et fermeté, enlace chaque inflexion rythmique avec une précision louable. Il appréhende, par la suite, le Concerto pour deux claviers en ut mineur, BWV 1062, de Jean-Sébastien Bach, avec une dévotion sincère, avec la même approche qu’il aurait envers une création musicale. L’interprétation pianistique de Ruzanna Khasapetyan et Nelli Nadaryan se distingue par une dextérité impeccable, révélant une pléthore de détails captivants dans les couleurs musicales. Toutefois, une attention plus rigoureuse aurait pu être accordée aux éléments contrapuntiques, permettant ainsi de dévoiler pleinement le potentiel latent des contrechants et des dissonances contrôlées qui, hélas, demeurent à plusieurs reprises inexploitées. En outre, une interprétation plus imprégnée d’expressivité et d’engagement aurait insufflé une profondeur émotionnelle plus marquée à cette performance.

Quête inlassable de musicalité

La seconde partie du concert s’amorce avec une adaptation pour deux pianos des danses hongroises no.5 en sol mineur, et no.6 en ré majeur de Johannes Brahms (1833-1897). Dans une apparente sobriété, Khasapetyan et Nadaryan révèlent, avec subtilité et pudeur, leur virtuosité, s’inscrivant avec grâce dans une quête inlassable de musicalité et surtout de vigueur qui reflètent fidèlement l’univers musicale de Brahms. Elles parviennent à fusionner la vitalité rythmique de la musique folklorique hongroise au langage expressif romantique du compositeur allemand, créant ainsi des œuvres empreintes de passion et de fougue. En revanche, cette rigueur se fait curieusement absente dans l’interprétation de la Barcarolle, issue des Contes d’Hoffmann, composée par Jacques Offenbach (1819-1880). La mélodie elle-même se trouve en retrait, tandis que la phalange libanaise se contente d’exécuter sobrement l’accompagnement orchestral, qui peine à atteindre la puissance évocatrice de la partition originale. Ensuite, vient le tour du concerto pour quatre claviers en la mineur, BWV 1065, de Jean-Sébastien Bach.

Harout Fazlian sublime les textures orchestrales en explorant et magnifiant tout un nuancier de couleurs, révélant ainsi un contrôle absolu sur l’orchestre. Sa parfaite maîtrise de la partition se manifeste à travers un contrôle absolu sur l’ensemble orchestral mais se traduit également par une liberté artistique qui laisse s’épanouir l’inspiration et la spontanéité du moment. La prestation des quatre pianistes est empreinte d’une noblesse particulière, caractérisée par une approche parfois audacieuse qui pousse les limites de l’instrument, redonnant ainsi à ce concerto rarement jouée une fraîcheur novatrice. Un auditeur attentif ne saurait demeurer insensible devant la sublime exaltation lyrique des délicats entrelacs contrapuntiques tissés par les musiciens. Triomphe ô combien mérité! À la suite de cette cathédrale musicale, il devient ardu d’apprécier pleinement l’Ouverture de La Flûte enchantée de Wolfgang Amadeus Mozart, tant les réminiscences bachiennes voguent intensément dans les esprits, laissant une empreinte persistante qui tend à occulter la grandeur de l’œuvre classique, qui, de surcroît, a été, ce soir-là, imprégnée d’un romantisme excessif. Peu importe, l’important était ailleurs.

L’orchestre et les solistes entre les ceps à Ixsir. Crédit: Nabil Ismail

La soirée se conclut avec le célèbre Boléro de Maurice Ravel (1875-1937). Mis à part quelques attaques légèrement saccadées, l’ensemble orchestral conduit de manière magistrale cette œuvre moderne qui n’est cependant pas sans imperfections: le passage abrupt du mezzo-forte au fortissimo et la domination injustifiable harmoniquement des pianos sur les cordes ont légèrement terni la pièce qui, malgré tout, a mérité un final grandiose. Cependant, il est essentiel de souligner à nouveau que l’essentiel de la soirée résidait ailleurs.

 

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