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Il y a Beyrouth, ses fils et filles dignes, ne pliant jamais l’échine, sous leur ciel bleu et sous tous les cieux avant le 4 août, et il y a la reine déchue, ses enfants assassiné.e.s, mutilé.e.s et ses plus beaux quartiers rasés le 4 août. Il y a le 4 août 1789 français, qui a préparé la Révolution française et réparé l’injustice sociale, et il y a le 4 août 2020 libanais qui a fauché plus de 230 victimes, défiguré et estropié 7.000 blessé.e.s, démoli des centaines de milliers d’habitations, réduisant les Libanais.es à des familles éplorées, sans abris, dans l’impunité la plus ubuesque. Comment les écrivain.e.s libanais.es et les ami.e.s du Liban ont témoigné de leur survie, de leur colère? Comment ont-ils immortalisé leur histoire et celle des victimes en l’absence d’un livre d’Histoire? Evelyne Accad, écrivaine, militante et professeure émérite, relate, à travers son verbe mais aussi sa chair, comment elle a été sauvée in extremis. Des écrivain.e.s racontent leur survie physique et psychique.

Evelyne Accad, une rescapée du 4 août

"J’étais sur le balcon surplombant le port de Beyrouth, avec ma tante Malaké de 98 ans, Tiztu l’Éthiopienne qui prend soin d’elle, Daniel, mon neveu débarqué des Etats- Unis et Jhonny l’homme de tous les secours. On a entendu des crépitements. J’ai cru que c’était des avions qui brisaient le mur du son ou les menaces des Israéliens mises en exécution. Une fumée grise montait, de plus en plus noire et s’étendait au- dessus du port. Quand elle a commencé à envahir le balcon, j’ai installé ma tante dans son fauteuil préféré, entre deux fenêtres, protégée par un mur. Je ne savais pas que je lui sauvais la vie. Comme la fumée envahissait tout l’intérieur, je suis allée fermer les fenêtres. J’ai commencé par la cuisine dont la fenêtre fait face au port. À 18h07, j’étais en train de fermer la porte d’un autre balcon et m’acheminais vers la porte donnant sur la réception, quand je fus projetée en avant par l’explosion, jetée par terre, tête contre le sol, dans un bruit assourdissant, des cris, de la fumée plus noire, un pan d’aluminium, du verre soufflé en mille éclats, une fenêtre arrachée – tout m’est tombé dessus. C’était l’apocalypse! Je me croyais morte."

C’est par ces mots qu’Evelyne Accad, rentrée au pays natal après un long séjour en France et aux États-Unis, décrit pour Ici Beyrouth le moment où l’explosion du 4 août s’est produite. Elle nous fait part de ses craintes prémonitoires en planifiant son retour au Liban. L’angoisse l’avait étreinte. Elle avait même écrit son testament. Ayant déjà échappé au cancer, elle pressentait en bouclant ses valises qu’elle se dirigeait vers sa propre mort. Le 4 août, assise sur le balcon dominant le port, elle devient effectivement victime et témoin d’une tragédie. Evelyne Accad a raconté comment elle a échappé à la mort dans le dernier chapitre de La Maison de la tendresse, publié aux éditions l’Harmattan en 2021.

Pour la militante des droits "fémi-humanistes", l’ampleur de la destruction se mesurait aux êtres chers perdus. Sa tante, sauvée sur le coup, n’a pas longtemps survécu, à cause des complications. La petite ménagère a beaucoup saigné et souffert. Elle-même subira plusieurs opérations pour soigner ses blessures au crâne et son visage défiguré directement sous l’œil. "J’aurais pu perdre la vue, comme beaucoup d’autres victimes aux yeux arrachés, par l’explosion criminelle ", ajoute-t-elle. Sa maison fut détruite, une tempête de débris de verre balaya tout, perforant toutes les surfaces. Les portes et les fenêtres furent arrachées, les meubles démolis, les murs éventrés. Trois ans plus tard, on retrouve toujours des éclats de verre, dans les coins et les recoins et les blessures physiques et morales ne se sont pas cicatrisées. "Nous sommes descendues les escaliers, comme deux loques humaines marchant sur les bris pour s’engouffrer ensuite dans ma voiture transformée en ignoble carcasse, avec tante Malaké transportée sur le dos de Daniel. Les vitres étaient brisés en mille morceaux, le toit défoncé, les miroirs arrachés. On a dû s’asseoir sur les bouts de verre nous pénétrant et blessant notre chair à vif, et nous diriger vers la montagne, car les hôpitaux de la capitale étaient saturés."

À la question de savoir comment elle s’en est remise et comment elle procèdera dans l’écriture et sur le terrain, Evelyne Accad déclare qu’elle a réparé d’abord la maison grâce à un neveu d’Amérique qui lui a envoyé une somme importante, les aides n’étant jamais arrivées. Mais comme les blessures restaient toujours vives, elle a créé un centre de culture et de guérison baptisé Beit el-Fouad (La Maison de l’amour), dans l’espace du port, car c’était le seul moyen pour accueillir et guérir les personnes en quête d’apaisement, de sérénité et de libération. "Nous y avons déjà aménagé un café des lettres portant le nom de Tante Malaké, en hommage à cette merveilleuse tante disparue dans l’explosion", ajoute-t-elle. Il y aura également une bibliothèque, une salle de musique équipée, des ateliers animés par des psychologues libanais.es ou internationaux, un théâtre thérapeutique mais aussi des espaces pour la lecture de livres, les activités intellectuelles et une salle de conférence.

Des œuvres littéraires sur le 4 août

Beyrouth 2020, journal d’un effondrement, de Charif Majdalani, publié aux éditions Actes Sud/L’Orient des Livres est récompensé par le prix spécial du jury du Femina. C’est un journal conçu dès le 1er juillet 2020, lors du confinement, dans lequel le narrateur raconte le pillage des dépôts bancaires, la dévaluation abyssale de la livre libanaise, les crises économique et sanitaire sans précédent qui secouent le pays du Cèdre et plongent le peuple dans la stupeur, mais le jettent aussi dans des sursauts de colère, lors des manifestations. Cette situation est terriblement aggravée lorsqu’une explosion apocalyptique vient faucher des milliers de victimes et détruire les quartiers les plus animés, fréquentés par les artistes et la jeunesse, les belles rues emblématiques de la capitale. "Les emmerdes, ça vole en escadrilles", selon la formule de Jacques Chirac, sauf que le moindre humour n’est plus possible devant l’ampleur infinie du désastre, la lâcheté épouvantable du crime. Les quarante dernières pages du livre sont consacrées aux circonstances scandaleuses de la double explosion, à la gabegie criminelle, aux victimes et aux immenses dégâts. Le dénouement raconte l’achat d’un terrain dans la montagne et représenterait une forme d’espoir et d’attachement paradoxal au sol natal.

Mon Port de Beyrouth de Lamia Ziadé, illustratrice et autrice, édité aux éditions P.O.L, en 2021, raconte le long cauchemar de l’explosion quasi atomique, qui a détruit les silos du port et la moitié de la capitale. La narratrice était chez elle à Paris, où elle réside depuis trente ans, quand elle aperçoit brusquement le visage tuméfié et en sang de sa sœur sur le groupe WhatsApp de la famille. Les photos du cataclysme se succèdent. Lamia Ziadé tient un journal dans lequel elle dessine les visages des victimes qu’on ne devrait pas oublier, grâce aux photos, fidèle à un style qui lui est propre, consistant à illustrer les textes écrits et à les parsemer parfois par des coupures de journaux. Elle se focalise sur le port de Beyrouth, dont la première pièce à l’édifice fut posée en 1968, année de sa naissance. L’autrice de Ma très grande mélancolie arabe narre non seulement ses traumas personnels, les blessures béantes et les maisons complètement détruites des différents membres de sa famille, mais notre puissante et interminable malédiction libanaise, qui commence avec les guerres successives et monte en crescendo. Un livre qui mêle avec sensibilité les moments d’euphorie et de révolte lors des contestations, à la fureur de vivre dans la violence et l’absurdité.

Éclat d’une vie, écrit par Caroline Torbey et édité chez l’Harmattan en 2021, est un témoignage de vie romancé sur l’explosion cataclysmique du 4 août. La narratrice raconte ses blessures et ses traumas, la survie de son époux, de sa famille et les drames survenus aux ami.e.s et à l’entourage. Le livre présente aussi un état des lieux qui commence avec la banqueroute financière et la pandémie du Covid-19, et atteint son acmé avec le récit de la destruction de la ville. La romancière cherche dans l’un des chapitres à assassiner un mot: la résilience, qui fait défi au bon sens dans l’engrenage actuel des catastrophes et encourage l’apathie, sous prétexte d’adaptation. Quand elle le lit dans des livres ou des articles, elle tente de l’occulter complètement. En remaniant toutes les lettres de ce mot, pour dénicher une sorte d’anagramme, elle n’en trouvera qu’un seul: "inertiel", dérivé d’inertie, ce qui la réconforte dans sa contestation. Le titre, Éclat d’une vie, exprime une situation antithétique, les verres et les vies brisées en mille éclats de l’explosion portuaire d’une part, et la lueur ou l’éclat d’espoir, qui pointe à l’horizon avec la nouvelle de la grossesse de la narratrice, d’autre part – a fortiori lorsque celle-ci se rend aux funérailles de son amie tuée dans l’explosion et apprend le même jour qu’elle est enceinte. Le fait "de prier les morts en portant la vie", symbolise le dépassement et transcende en quelque sorte le mal.

Rappelons enfin l’ouvrage Beyrouth connection, les fossoyeurs du Liban, paru aux éditions Erick Bonnier en septembre 2020.

Deux ouvrages collectifs sur la double explosion

Sous la direction de Bélinda Ibrahim, 56 auteurs et autrices illustres et moins illustres livrent leurs témoignages sur le crime du siècle qui a brûlé Beyrouth et ses habitants dans l’ouvrage collectif Beyrouth mon amour. Le livre est émaillé d’illustrations, de peintures et de photographies réalisées par 26 contributeurs visuels. Sur la quatrième de couverture, un texte poignant nous rappelle implicitement notre devoir de mémoire. Le lancement a eu lieu le 31 octobre 2020, dans les jardins du Palais Sursock-Cochrane, soufflé par la double explosion, avec la voix chaude et émouvante de Fanny Ardant lisant un extrait. Rappelons que la gardienne des lieux, Lady Cochrane, ne survivra malheureusement pas à ses blessures et décèdera le 31 août. Les recettes de l’ouvrage sont allées à des ONG investies dans le travail de secours des victimes comme AFEL, Faire Face Cancer, Live Love Beirut, Arcenciel et d’autres.

Sarah Briand, présentatrice à TF2 est une amoureuse de Beyrouth où elle a passé six ans, qui s’étendent du lycée français à l’Université Saint-Joseph. Dans un ouvrage intitulé Pour l’amour de Beyrouth, publié aux éditions Fayard en novembre 2020, Briand réunit les textes de 35 personnalités libanaises et françaises du monde des lettres et des arts. Les auteurs et autrices des textes se focalisent sur les liens intimes et infaillibles qui les lient à Beyrouth, dans un geste de solidarité. Parmi les contributeurs, citons Amine Maalouf, Alexandre Najjar, Charif Majdalani, Tahar Ben Jelloun, Laurent Gaudé, Jean-Marie Gustave le Clézio et Tania Hadjithomas Mehanna. Les recettes sont destinées à l’association Offre-Joie.