Paris, le 11 janvier 2022.
18 heures. La nuit n’est pas encore tombée. Un froid glacial pèse sur la ville. La pluie se cogne sur le sol gris.

Une femme rentre à son appartement après une longue journée au bureau. Elle a hâte de retrouver la chaleur de son divan, de se verser un bordeaux et un bain chaud. Son chat l’attend impatiemment derrière la porte d’entrée.

Le soir est lourd de silence. Elle ouvre grand la fenêtre qui donne sur la rue du Bac. Une rafale de vent et de pluie s’engouffre dans la pièce comme une gifle. La ruelle est presque déserte en cet hiver au temps de la Covid. Ici, les voisins ne se disputent pas. Ou le font en murmurant. Ici, la lumière des réverbères éclaire les passants, qui ne se regardent pas.

Ici, elle est loin.

Là-bas, elle l’a quitté un matin engorgé de soleil, sous un ciel hivernal bleu qui fait la fierté de sa ville, un ciel intemporel qui fait fi des saisons. Son cœur se serre. Elle l’aime encore. Son parfum hante ses pores comme une soif qui dessèche le palais. Comme une faim qui terrasse le corps. Elle ferme les yeux et les souvenirs la submergent. Elle se rappelle sa chaleur, son courage, sa résilience, malgré tout ce qu’il a enduré au cours de son existence. La générosité de son cœur qui n’a pas peur d’aimer et d’être aimé. Pourtant, leur relation était si tumultueuse qu’elle est partie tant de fois pour y retourner à chaque fois. Elle a cru en lui, en eux, tant de fois pour être déçue à chaque fois. Jusqu’au jour où elle a perdu tout espoir…

Aucune frontière n’est facile à traverser. Tous les fils barbelés écorchent. Il faut toujours abandonner une partie de soi derrière. Une partie de son passé, de son enfance, de ses amours. Il faut s’arracher le cœur et la peau pour avoir le courage de partir.

À l’intérieur, elle est en miettes. Mais personne n’est ici pour le deviner.

Elle n’a qu’une envie: le retrouver.

La solitude a le goût salé des larmes dans la pénombre qui enveloppe la Ville-Lumière.

Beyrouth, le 11 janvier 2022.
18 heures. L’obscurité totale ensevelit les rues d’Achrafieh. Une femme cherche les clés de son appartement à la lueur de son téléphone portable.

Essoufflée après avoir monté cinq étages à pied, elle rentre chez elle pour retrouver un intérieur glacial et humide.

Elle s’approche de la fenêtre. L’ombre des silos en ruine du port se profile au loin. La musique assourdissante qui monte de la rue Gouraud se mêle aux cris des voisins qui font la fête. Une migraine enserre ses tempes. Elle rêve de silence.

Elle rêve de partir, de quitter une relation qui bat de l’aile. Elle l’a aimé si fort, s’est habituée au confort de sa présence. Mais l’horizon est étroit ici. Il l’est devenu encore plus le jour où elle l’a vu baisser les bras d’un geste fataliste. Elle lui en veut de ce défaitisme, de son refus de combattre. De cet abandon qui brise ses rêves en mille morceaux. Elle se sent prisonnière de cette passion toxique dont elle ne peut se défaire, otage de ce va-et-vient incessant entre désir et rejet, entre orage et accalmie.

Combien de fois s’est-elle battue pour lui, pour eux? Si souvent qu’elle n’ose plus risquer son cœur. Elle se tait. Plus la peine de s’exprimer. Par résignation. Par désespoir. Ou par crainte de dire n’importe quoi, juste pour remplir ce grand vide qui l’habite, ces silences vains qui ponctuent désormais leur dialogue de sourds.

Elle contemple longuement les points lumineux qui dansent comme des lucioles au large de la Méditerranée. Ces navires quitteront dès l’aube le port de Beyrouth. Elle voudrait se cacher dans leurs soutes pour prendre le large.
Elle n’a qu’une envie: partir là où elle se sentira respectée, et n’aura plus jamais à baisser la tête, ni les yeux.

….

À Paris, l’exil emporte un peu de soi. Beaucoup de soi. Comme ces deuils qui vous tuent à chaque fois.

À Beyrouth, la révolte est intérieure, inaudible. Mais elle existe, tels une virevolte, un sursaut. Elle est faite de douleur et de déception. Elle rêve d’un ailleurs où l’amour serait meilleur.

Deux destins. Deux histoires. Deux vies.

Deux femmes dont les lèvres tremblent en murmurant le nom d’un même amour: le Liban.