Encore visible jusqu’au 13 mars, l’exposition Juifs d’Orient retrace l’histoire plurimillénaire des communautés juives dans le monde arabe, dans le cadre de la trilogie consacrée par l’IMA aux religions monothéistes. Divers éléments ont suscité une vive controverse chez des membres de l’intelligentsia du Maghreb et du Machrek, qui s’en sont pris à l’institution soutenue en grande partie par des fonds du ministère des Affaires étrangères.

Après Hajj, le pèlerinage à La Mecque en 2014 et Chrétiens d’Orient, 2000 ans d’histoire en 2017, l’Institut du monde arabe (IMA) a fait appel au grand historien Benjamin Stora, dont les travaux sur la guerre d’Algérie participent d’un travail de mémoire et de réconciliation toujours en cours avec la France, pour chapeauter l’exposition Juifs d’Orient. Inauguré par Emmanuel Macron le 22 novembre dernier, cet événement inédit décline les grands moments de la vie intellectuelle et culturelle juive en Orient, mettant en avant les échanges prolifiques qui ont façonné les sociétés du monde arabo-musulman durant des siècles.

Bibliothèque de l’Alliance israélite universelle, France

À travers la présentation de pièces d’archéologie, de manuscrits, de peintures, de photographies, d’objets liturgiques et du quotidien, mais aussi d’installations audiovisuelles et musicales issues de collections présentes en France, en Angleterre, au Maroc, en Israël, aux États-Unis ou en Espagne, l’exposition explore la cohabitation entre juifs et musulmans, des premiers liens entre les tribus juives d’Arabie et le prophète Mohammed à l’émergence des principales figures de la pensée juive durant les califats abbasside ou andalou. Mais alors qu’elle présente les anciens centres urbains juifs au Maghreb et dans l’empire ottoman, l’exposition aborde à tâtons la période contemporaine: le départ des juifs du monde arabe suite à la création d’Israël en 1948, et l’expulsion concomitante des Palestiniens lors de la Nakba.

Des voix s’élèvent

Dans une lettre ouverte à l’IMA, publiée le 6 décembre 2021, plus de deux cents intellectuels et artistes du monde arabe s’indignent contre une approche normalisatrice avec Israël. Paradoxalement, le travail de certains, tels que le romancier libanais Élias Khoury, le réalisateur palestinien Elia Suleiman, ou le musicien Anouar Brahem, est mis en valeur depuis des décennies par l’institution. Une des signataires y a même exercé plusieurs années en tant que directrice de département.

Jack Lang devant l’Institut du monde arabe (Photo: AFP)

Les signataires reprochent à l’IMA de montrer des signes de normalisation, faisant allusion à une déclaration de Jack Lang à l’Agence de presse marocaine dans laquelle il saluait les accords d’Abraham passés en 2020 entre Israël et ce qu’ils considèrent comme "des régimes arabes non élus ou autoritaires" – à savoir les Émirats arabes unis, Bahreïn, le Maroc et le Soudan.

Ceux-ci pointent en premier lieu le titre de l’exposition faisant délibérément un amalgame entre juifs arabes et juifs d’Orient dans le but de normaliser les relations avec l’État hébreu. Les signataires reprochent surtout à l’exposition de présenter Israël "comme un État normal", citant à l’appui deux récents rapports de B’Tselem – la plus importante organisation de défense des droits de l’homme israélienne – et de Human Rights Watch, où le régime en vigueur est qualifié d’"apartheid".

Fin novembre, le mouvement de la société civile palestinienne Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) avait déjà critiqué la participation de la chanteuse israélienne d’origine marocaine Neta Elkayam au festival Arabofolies, organisé en parallèle à l’exposition Juifs d’Orient, invitant les artistes arabes à s’en retirer.

Dans leur déclaration du 6 décembre, les artistes et intellectuels engagés pour la Palestine affirmaient: "Israël s’est approprié la composante juive de la culture arabe, en la présentant comme sioniste, puis israélienne, avant de l’arracher à ses véritables racines pour l’employer au service de son projet colonial dans la région. Pourtant la culture des juifs arabes fait partie intégrante de la culture arabe et la couper de ses racines est la négation d’une partie de la mémoire et de l’histoire arabes."

Juifs d’Orient: une histoire plurimillénaire de Benjamin Stora, Nala Aloudat, Élodie Bouffard et Hana Boghanim, Gallimard, 224 p.

Une essentialisation de la culture ?

En réponse à la lettre ouverte cosignée par le collectif Artists for Palestine, l’Institut du monde arabe a publié sur son site qu’il ne saurait essentialiser les artistes invités en les réduisant à leur nationalité. Mais la lettre faisait aussi référence aux déclarations de Denis Charbit, un des membres du comité scientifique de l’exposition Juifs d’Orient, "dévoilant que l’IMA coopère avec des institutions israéliennes impliquées dans l’appropriation de la culture arabo-palestinienne et de la culture juive-arabe". Le commissaire d’exposition Benjamin Stora était alors intervenu pour préciser que seules six pièces sur un total de 280 provenaient du Musée d’Israël.

Gilles Gauthier, conseiller du président Jack Lang à l’IMA, souligne pour sa part que l’exposition a été financée par des fonds de sociétés et fondations privées, ainsi que la région Île-de-France. Contacté par Ici Beyrouth, il déclare: "Face à une situation désastreuse dans le monde arabe et plus particulièrement en Palestine, on peut comprendre qu’il y ait cette sensibilité exacerbée au sein de la gauche nationaliste, mais Leïla Shahid par exemple a beaucoup aimé. Il y a eu une parole malheureuse d’un membre du conseil scientifique (Denis Charbit) qui a dit que cela allait dans le sens des accords d’Abraham. Or, il n’y a aucun lien car le projet d’exposition date de plusieurs années et aborde un sujet bien plus ancien. La présence juive est encore très forte dans la mémoire collective, notamment en Égypte. Les gens se tournent à nouveau vers cette époque cosmopolite avec nostalgie. Au même titre que les chrétiens, les juifs représentaient une partie importante du monde arabe – plusieurs centaines de milliers. C’est drôle de voir par exemple une vidéo datant des années 1930 à la gloire de l’armée. Les juifs ont participé à la vie politique égyptienne où ils étaient surtout impliqués à gauche."

Pour Kamal Hachkar, réalisateur d’un documentaire projeté dans le cadre de la programmation parallèle de films, concerts et spectacles: "S’il est vrai qu’en Égypte ou en Irak les juifs ont été expulsés par les régimes nationalistes arabes, cela n’a pas été le cas au Maroc. C’est la raison pour laquelle ils gardent cet attachement très fort à leur terre natale, à leur langue, à leur culture et à leurs coutumes. Les raisons de leur départ en Israël sont complexes et multiples. Il y a eu des exils organisés, souvent par les mouvements sionistes; cependant, vu le contexte régional, la peur et le mimétisme ont aussi été des facteurs décisifs."

Collection privée Pierre de Gigord, France

Projeté le 26 février à l’IMA, son film Dans tes yeux je vois mon pays montre Neta Elkayam et Amit Haï Cohen, deux habitants de Jérusalem, qui réinvestissent leur identité marocaine par la musique. "Pour eux, c’est une manière de réparer les blessures de l’exil en redonnant une voix à ce territoire intime que partagent juifs et musulmans: la musique, la langue, la mémoire et ce vivre-ensemble. Mon film est un hymne aux identités plurielles et à cette musique métissée que les deux communautés partageaient", confie-t-il à Ici Beyrouth.

L’IMA, qui n’en est pas à sa première tempête et qui a déjà traversé des difficultés financières par le passé, espère surmonter cette nouvelle crise en préservant sa position centrale pour les artistes et les intellectuels arabes en France. En vue d’apaiser les esprits, une table ronde sur le rôle de l’artiste et de la culture dans les luttes politiques a été organisée ce 13 janvier. Dans sa lettre de réponse, l’Institut a par ailleurs réitéré son soutien au peuple palestinien et à la paix, rappelant qu’il accueillait depuis 2017 le Musée de la Palestine en exil. Dans les prochaines semaines, il publiera en coédition avec le Seuil, un ouvrage au titre évocateur: Ce que la Palestine apporte au monde.