Pour son neuvième retour sur la scène du Festival al-Bustan, le pianiste russe Boris Berezovsky a entraîné son public dans un voyage à travers les époques et les continents, allant de l’Europe à l’Amérique en passant par la Russie.    

"La Musique creuse le ciel", écrivait un jour Charles Baudelaire dans ses Journaux intimes (1887). Pour ce chantre de la modernité, c’est, en effet, par et à travers la poésie et la musique que l’âme entrevoit les splendeurs situées derrière le tombeau. Tel un oiseau de feu slave paré d’un talent flamboyant, Boris Berezovsky survole le ciel baudelairien en portant haut la flamme qui l’anime, et en répandant ses étincelles perlées dans ce monde fuligineux. Jeudi soir, dans le cadre de la 28e saison du Festival al-Bustan, le virtuose russe a fait jaillir la lumière de l’outre-noir en déployant, de son piano incandescent, une mosaïque musicale flamboyante, joignant Ludwig van Beethoven à Alexandre Scriabine, George Gershwin à Edvard Grieg, juxtaposant ainsi le romantisme et le postromantisme du XIXe siècle à la modernité classique du XXe siècle, imprégnée des couleurs exotiques du jazz.

Boris Berezovsky

Entre sérénité et tempête

Il est 20h pile. L’amphithéâtre Émile Boustani (presque) comble accueille les premières notes de la sonate no.1 en fa mineur, op.2 no.1 (1795) de Beethoven. Revêtu d’une louable perfection pianistique, le premier mouvement, Allegro, est entraîné, sous les doigts fulgurants de Berezovsky, par une fusée de Mannheim, caractérisée par une série de figures mélodiques en arpège d’ascendance rapide. Le pianiste russe parvient, tout au long de ce mouvement, à mettre en valeur le caractère d’urgence dramatique du récit musical, auréolé désormais d’une sonorité persuasive, dans une pléthore de nuances allant du pianissimo douteux au fortissimo percutant. De ces inventions mélodiques enchanteresses, presque mozartiennes, cadencées par des triolets scintillants, s’échappent, à plusieurs reprises, des passages lyriques délectables, marqués con espressione. Les gammes ascendantes et descendantes se poursuivent inlassablement avant que la tempête beethovenienne se déchaîne et conclut le premier mouvement par huit accords vigoureux, cédant la place à un moment de silence fugitif, très expressif.

Le deuxième mouvement, Adagio, s’ouvre sur un thème lyrique, planant sur des harmonies précieuses, sur la gamme de fa majeur, utilisée souvent par le génie de Bonn pour exprimer des mélodies sereines, tout comme le cinquième mouvement de sa symphonie no.6, dite Pastorale, intitulé "Chant du berger – sentiments de joie et de gratitude après la tempête". Boris Berezovsky fait preuve d’une éloquence absolue, loin de toute tergiversation, dans la gestion des nuances les plus délicates, notamment les piani et les pianissimi chantants, qui enserrent le passage de transition agité, marqué par des tierces parallèles flegmatiques. Le troisième mouvement, Menuetto et Allegretto, s’ouvre sur une captivante exposition d’un thème énigmatique, mettant en exergue des pauses dramatiques et un contraste dynamique évoluant vers un Allegretto paisible et contrasté où les mélodies éperdument lyriques du virtuose russe vagabondent instinctivement entre la main droite et la main gauche dans une sorte de polyphonie imitative. L’intensité et la poursuite capricieuse du drame atteint son paroxysme dans le dernier mouvement, Prestissimo, qui aboutit inéluctablement à une conclusion turbulente et enflammée où la virtuosité de Berezovsky tiendra l’auditoire en haleine jusqu’à l’apothéose finale.

Réminiscences d’une jeune virtuose

À peine la première achevée, Boris Berezovsky cède la place à sa jeune disciple de quatorze ans, Karina Ter-Gazarian, qui s’attaque aussitôt aux Réminiscences de Norma, S.394 (1841) de Franz Liszt, d’après l’opéra de Vincenzo Bellini. Les premiers accords dévoilent rapidement une personnalité affirmée de la pianiste. Éblouissante de fluidité, de souplesse, de charme et de finesse, elle arpente, avec une aisance de maestra, les octaves tonitruantes, les accords ardus et les arpèges scabreux. Tout au long des sept airs de Norma, Karina Ter-Gazarian crée un monde mythique, coloré, tantôt clair tantôt sombre, dans une interprétation qui combine panache et virtuosité, et qui fait sonner habilement les mélodies de Bellini, comme si elles eussent été composées pour le piano. La pièce poursuit sa montée en crescendo et gagne en intensité et en complexité jusqu’à ce que les thèmes se rejoignent en contrepoint dans la brillante coda finale qui conclut la pièce avec une rafale d’accords, joués au superlatif du fortissimo, créant ainsi une fin passionnante et dramatique. Tellement impressionné et conquis, le public applaudit à tout rompre le talent ahurissant de la jeune russe.

Deuxième cime beethovenien

De retour sur scène, Boris Berezovsky poursuit sa quête des cimes beethoveniens avec la sonate no.2 en la majeur, op.2 no.2 (1796). Le virtuose russe parvient à créer dès les premières notes du premier mouvement, Allegro vivace, de la vigueur et de l’énergie, en faisant jaillir de forts contrastes dynamiques, tantôt lyriques tantôt virtuoses, et en oscillant entre le ludique et le féroce. Le deuxième mouvement, Largo appassionato, dénote un "caractère religieux" et un "gonflement de l’harmonie comme dans un choral", selon les mots du compositeur autrichien Carl Czerny. Un caractère que Berezovsky tâche de traduire avec une solennité bouleversante. Le lyrisme et la dextérité de l’instrumentiste se révèlent, de plus en plus, dans le troisième mouvement, Scherzo, et le quatrième et dernier mouvement, Rondo. La tempête de la première sonate est remplacée par une quiétude émouvante, accentuée par une ornementation élaborée, soyeusement exécutée par le Russe avant que la sonate se termine en toute douceur.

La lutte entre le Russe et l’Américain

La dernière partie du concert est dédiée à la musique du Russe Alexandre Scriabine et de l’Américain George Gershwin. En effet, c’est à travers la septième sonate op.64 de Scriabine (1911), sous-titrée "Messe blanche", que Boris Berezovsky tend à insuffler toute l’âme russe au public. Les enchaînements hiératiques éthérés reflètent clairement la nature céleste de la pièce où prévaut une atmosphère extatique et voluptueuse. On retiendra particulièrement de cette performance l’impressionnisme musical mis en œuvre par Berezovsky, allant de la lueur titubante d’une lumière lointaine à l’éclair fulgurant final qui, selon le musicologue russe Leonid Sabaneyev, reflète le fléchissement et la "non-existence après l’acte d’amour".  La Rhapsody in Blue de Gershwin vient finalement apaiser l’atmosphère sérieuse avec ses pulsations jazz. Boris Berezovsky recrée ainsi, avec dévotion, un vrai bijou de l’art moderne qui ne manquera pas d’enthousiasmer le public. Refusant de quitter la scène sans offrir un dernier cadeau aux fidèles du festival libanais, il exécute, en bis, une série de trois petites pièces composées par le Norvégien Edvard Grieg. Nul doute, ce concert restera dans les annales du Festival al-Bustan qui a eu, malgré toutes les tourmentes, l’audace de convier ce colosse russe.