À l’approche des législatives, retour sur des vérités occultées dans l’Histoire du Liban, dans Liban, genèse d’une nation singulière, du Dr Boustani, concernant les maronites, Fakhreddine et Émile Eddé. Il nous fait des révélations surprenantes comme: "Le Liban n’a jamais été une partie détachée de la Syrie, comme certains le prétendent. Il est né cinq ans avant la naissance de la Syrie." Et dans le même souci d’objectivité, "l’indépendance du Liban est un règlement de compte imposé par Spears".

Pour déchiffrer les mystères et les contradictions de son pays qu’il a dû quitter en pleine guerre civile, François Boustani, le cardiologue œuvrant en région parisienne, cultive son jardin secret: l’Histoire. Il écrit de nombreux articles et donne régulièrement des conférences sur l’histoire de la médecine et des échanges entre l’Orient et l’Occident.

Fayçal avec sa délégation à la Conférence de Paix à Paris.

À force d’enquêter sur la transmission du savoir, il finit par écrire un livre remarquable, traduit en plusieurs langues, intitulé La Circulation du sang: entre Orient et Occident, l’histoire d’une découverte, qui reçoit trois prix: celui de l’Académie des sciences d’outre-mer de l’Académie nationale de médecine et le prix France-Liban décerné par l’Adelf. Le besoin de s’accrocher aux racines, de transcender l’exil et d’analyser les rapports à la terre d’accueil, le pousse à publier en 2020, à l’occasion du centenaire du Grand-Liban, un essai d’une grande objectivité: Liban, genèse d’une nation singulière aux éditions Erick Bonnier. Le flou identitaire résultant du flou entretenu sur notre histoire nous pousse à interroger le livre et questionner l’auteur, à réfléchir sur sa version cohérente, attestée par des documents, et à mettre un peu d’ordre dans le cafouillis hérité. Entretien avec le Dr Boustani, lauréat de la Grande médaille de la Francophonie décernée par l’Académie française en 2017.

En quoi le Liban, d’après vous, est singulier? Aujourd’hui, on ne voit de sa singularité que les crimes qui ont été commis et sont restés impunis.

L’effondrement actuel du Liban ne doit pas nous faire oublier sa singularité. C’est un pays qui a fasciné le monde jusqu’à une période récente. Conçu dans le contexte du nationalisme triomphant du début du XXe siècle, le Liban sera d’emblée un pays multicommunautaire composé de 18 communautés, toutes minoritaires, aucune n’étant en mesure de dominer les autres. C’est dans cette dialectique entre forces opposées que réside l’espace de liberté qui a caractérisé, de tout temps, le Liban. Ce dernier a été, dès sa création, l’antithèse du nationalisme – à ne pas confondre avec le patriotisme. Le patriotisme est l’amour des siens, le nationalisme est la haine des autres, comme le fait remarquer Romain Gary.

Dénigré par le nationalisme arabe et le nationalisme syrien, le Liban a montré, et jusqu’à une période récente, qu’il est une nation singulière: un espace de liberté en comparaison aux régimes autoritaires avoisinants, un foyer de rayonnement culturel dans le monde arabe et à travers la francophonie, une démocratie de consensus et non du nombre, où la communauté la plus nombreuse écrase les autres, un pays qui respecte les identités multiples, où il est possible d’être à la fois libanais et arménien, pour donner un exemple, enfin un refuge pour les persécutés du Proche-Orient. Beyrouth est devenue l’héritière d’Alexandrie et de Constantinople et la dépositaire du cosmopolitisme proche-oriental. C’est pourquoi il est important que les Libanais prennent conscience de la singularité de leur pays et que le monde les aide à le préserver. Rappelons-nous la phrase du Pape Jean Paul II: "Le Liban est plus qu’un pays. C’est un message de liberté et un exemple de pluralisme pour l’Orient comme pour l’Occident."

Vous parlez dans Liban, genèse d’une nation singulière des livres scolaires qui évoquent la période des émirs druzes et marginalisent les autres communautés. Aujourd’hui, après la révolution du Cèdre et celle du 17 octobre 2019, n’est-il pas possible d’écrire un livre d’histoire fondateur?

Il est très important qu’un peuple connaisse sa propre histoire. Au Liban, chaque communauté a son propre récit. Ce qui exacerbe encore plus la confusion, c’est le livre scolaire qui donne une perception fausse de l’identité libanaise. L’histoire de l’émirat et celle de la mutassarifya sont présentées comme si elles résumaient l’histoire du Liban en entier. Or ce n’est pas l’histoire de Saïda et de Tripoli dont chacune était à la tête d’un vilayet.

Des phénomènes aussi importants que la famine qui a touché la mutassarifya et dont les victimes principales étaient les maronites furent complètement occultés. Fakhreddine fut présenté comme le père fondateur du Liban actuel, ce qui n’est pas vrai. Le père fondateur du Liban des 10452 km2 est le patriarche Hoyek. En revanche, Fakhreddine est à l’origine de l’idée de la cohabitation entre les différentes communautés libanaises qui est au cœur de l’esprit libanais. Il a ouvert les régions druzes aux maronites. De même, l’indépendance est présentée comme un soulèvement de la population contre les Français. Or c’est un règlement de compte instigué par le général Spears qui voulait évincer la France libre du Liban.

Quel a été donc le rôle des héros de l’indépendance et du peuple libanais?

Spears avait besoin des Libanais. C’est pourquoi il fit un attelage entre Béchara el-Khoury et Riad el-Solh. Il fallait d’abord organiser des élections. Le courant indépendantiste en est sorti vainqueur. Béchara el-Khoury et Riad el-Solh se réunissent à Aley. Ils vont sceller l’accord verbal fondateur qu’on appelle le Pacte national. Bechara el-Khoury devint président de la République et désigna Riad el-Solh au poste de Premier ministre. Début novembre, Riad el-Solh abroge l’article 90 qui revenait à annuler le mandat. Helleu, le Hautcommissaire sur place, va mettre en prison les responsables libanais. Je tiens à mentionner le rôle du patriarche Arida qui a appuyé l’indépendance revendiquée par Béchara el-Khoury et Riad el- Solh. Les Libanais indépendantistes n’avaient pas cependant les moyens de virer les Français sans le soutien des Britanniques. Le cabinet de guerre britannique dépêche à Beyrouth Richard Casey pour remettre un ultimatum au général Catroux de déclarer la loi martiale si les responsables libanais ne sont pas libérés avant le 22 novembre à 10h du matin. D’ailleurs, dans une démonstration de force, une brigade blindée britannique fut déployée dans un quartier de Beyrouth. De cet épisode, de Gaulle a gardé un petit ressentiment envers les responsables libanais de l’époque.

Dans votre essai sur le Liban, vous mentionnez "le rôle diabolique" des Allemands dans la proclamation du jihad par le sultan ottoman contre les Anglais et les Français. À votre avis, le jihad a toujours été exploité par l’Occident avant d’être le choix des protagonistes musulmans sur l’échiquier?

Il est vrai que les Allemands avaient instrumentalisé le jihad pendant la Première Guerre mondiale en poussant le sultan, en sa qualité de calife, à proclamer le jihad dans le but de retourner les populations musulmanes contre les Français et les Britanniques, pour affaiblir ces deux puissances de l’intérieur (les Maghrébins contre la France et les Indiens musulmans contre la Grande-Bretagne). Mais on ne peut pas soutenir que le jihad a été exploité surtout par l’Occident. C’est une notion propre à la culture musulmane. Personnellement, le jihad que je préfère c’est celui contre soi-même, préconisé par les courants soufis dans l’islam.

Croyez- vous qu’Émile Eddé avait raison de s’inquiéter et d’envoyer son mémorandum au Quai d’Orsay, lui qui prônait la réduction territoriale du Liban sans Tripoli et sans le Sud? Quelles différences et quelles convergences avec le projet d’un Liban fédéral soutenu par certaines voix aujourd’hui?

Émile Eddé avait ses raisons démographiques après le recensement de 1932, d’autant plus qu’il avait remarqué que les chrétiens étaient à peine majoritaires. Mais, un siècle plus tard, les identités ne sont pas gravées dans le marbre. Elles sont évolutives. On ne peut pas imaginer le Liban sans les chrétiens ou sans les sunnites de Tripoli ou les chiites du Sud. Il est évident que si le Hezbollah continue dans son projet hégémonique, les autres communautés sont en droit de se poser des questions sur la formule libanaise. Mais les problèmes pour la communauté chrétienne sont ses divisions, avec une partie alliée au Hezbollah d’une part, et une jeunesse en train d’immigrer massivement, d’autre part.

Dans votre livre, vous soulignez un point très important: "Le Liban n’a jamais été une partie détachée de la Syrie, comme certains le prétendent. Il est né cinq ans avant la naissance de la Syrie." Pouvez-vous nous éclaircir davantage? Qui avait et qui a intérêt à entretenir un tel plagiat dans le passé et aujourd’hui?

À la fin de l’époque ottomane, il y avait le vilayet de Damas, la mutassarifya ou le territoire autonome du Mont-Liban, et le vilayet de Beyrouth qui était de 30.000 km2, donc deux fois le Liban actuel. Elle englobait la moitié de la Palestine et s’étendait le long du littoral syro-libanais au-delà de Lattaquié. Après l’effondrement de l’Empire ottoman, un vide s’est créé dans la région. Quand la puissance mandataire est arrivée sur place, le général Gouraud a divisé, en 1920, la zone du mandat français en quatre entités distinctes: l’État du Grand-Liban, le gouvernement de Damas, le gouvernement d’Alep et le territoire des alaouites. L’État du Grand-Liban est devenu, six ans plus tard, en 1926, la République libanaise, et les gouvernements de Damas et d’Alep ont fusionné ensemble en 1925 pour donner la Syrie. La Syrie est née cinq ans après le Grand-Liban. Il y avait plusieurs vilayets et pas du tout un ensemble appelé la Syrie duquel le Liban fut détaché. Il faut remonter à l’époque romaine pour trouver une Syrie englobant le Liban. Mais quel lien entre la Syrie chrétienne byzantine de l’époque et la Syrie d’aujourd’hui?!

Passation du pouvoir entre Gouraud et Weygand.

"Il ne suffisait pas que l’élite dise non aux Français et aux Arabes. La population chrétienne s’accrochait à la France, la base musulmane s’identifiait à l’Égypte de Nasser ou à l’OLP de Arafat." Est-on soudé aujourd’hui, après quarante-cinq ans de guerre et toutes sortes de cataclysmes subis?
Les identités sont évolutives, comme je l’ai déjà dit, et paradoxalement la guerre civile a fini par nous rapprocher. Dans l’épreuve, Les Libanais ont réalisé que parmi toutes les formules, la meilleure c’était celle du vivre-ensemble. Malgré nos différences, nous avons beaucoup de dénominateurs communs. Comme nous l’avons vu récemment, en octobre 2019, tout le peuple est descendu dans la rue pour revendiquer son attachement à l’identité libanaise. Il y a un processus qui s’est enclenché, qu’on peut désigner par la "libanité". Il y a des Libanais attachés à ce concept du Liban multicommunautaire, et d’autres toujours enclavés dans leur appartenance communautaire. Les musulmans qui ne voulaient pas du Liban à sa création en 1920 ont fini par adhérer à l’entité libanaise. Le paradoxe tragique du Liban, c’est qu’au moment où la nation libanaise commence à voir le jour, on assiste à l’effondrement de l’État libanais. Cet effondrement est surtout la conséquence de l’alignement du Hezbollah sur le jeu régional de l’Iran et l’œuvre d’une classe politique composée de notables, de groupe d’affairistes et de seigneurs de guerre, qui privilégient leurs intérêts personnels au bien commun.

Proclamation du Grand Liban le 1er septembre 1920.

"Deux négations ne font pas une nation", dit Georges Naccache. Cependant, deux unions, la chrétienne et la sunnite, peuvent-elles édifier une nation sans la rébellion chiite?

Il n’est pas question de se passer des chiites libanais. Il y a parmi eux plein d’intellectuels laïques très ouverts comme Abbas Beydoun, Ahmad Beydoun, le martyr Lokman Slim et j’en passe. L’assassinat de Lokman Slim vient de nous rappeler qu’il y a des esprits libres et profondément libanais dans la communauté chiite. Signalons aussi l’ex-président de la chambre des députés Hossein el-Housseini, très attaché à l’entité libanaise. Mais, actuellement, le Hezbollah entraîne la communauté chiite dans une aventure très périlleuse avec l’Iran. Il faudrait que ses sympathisants et ses partisans se repositionnent en tant que libanais.

L’ONU est-elle une simple effigie? Qu’est-ce qui empêche l’application des résolutions internationales 1559, 1701, 1680…?

En 1960, à propos du Congo, le général de Gaulle a qualifié l’ONU de "machin". Malheureusement, sa phrase reste d’actualité en ce qui concerne le Liban.