Il s’est forgé autour de la danse une multitude de mythes, de fantasmes, une pléthore de stéréotypes tant par rapport à la danse en général que des clichés spécifiques à chaque style. Si certains sont repris à bon compte et jouent en faveur des danses (lire à ce sujet: Le flamenco: entre recréation et dépassement des stéréotypes), certaines constructions les dévalorisent et créent un système de stigmas pour les danseurs et danseuses.

Stigma de la perfection

Le physique du danseur sert encore de critère de différenciation et d’objet de jugement. En effet, être danseur implique d’avoir un corps toujours bien entretenu, notamment pour des danses comme le ballet classique ou les danses sportives… L’"athléticité" du danseur est quelque chose d’attendu et nombreux sont ceux qui en souffrent. Il y a, d’une part, un phénomène d’autostigmatisation des danseurs qui, pour avoir le poids ou corps "idéal", s’astreignent à des régimes particulièrement restrictifs ou deviennent extrêmement durs envers eux-mêmes (le miroir, support pour l’évolution du danseur, peut, à cause de cela, se transformer en objet aliénant, les danseurs devenant esclaves de ce que ce dernier renvoie). Mais la stigmatisation est aussi dans cette vox populi qui juge la forme des danseurs, les accusant de ne pas ressembler à leur image conforme: "On ne dirait pas un danseur, elle est grosse pour une danseuse, ils ne sont pas assez musclés, etc." Pourtant, le physique du danseur n’a rien d’absolu et reste extrêmement subjectif, selon les époques, les cultures et les styles de danse. Être danseur reste lié, dans la vision populaire, a une idée de perfection, notamment physique. Cependant, le.la danseur.se est aussi interprète. La virtuosité et l’artistique sont des aspects indéniables, des qualités qui, quand elles sont bien présentes, rendent toute critique du physique et de cette "perfection" caduque. On reprochait à Nijinski son physique soi-disant disgracieux, mais quand il était sur scène, le danseur transcendait cela et son aura, sa virtuosité et la force de son interprétation le rendaient héroïque, magnifique danseur. Le journaliste Philippe Verrièle a trouvé une formule très adéquate pour définir véritablement le.la danseur.se: "athlète de l’art".

Stigma de la liberté du corps

Ce stigma touche plus les femmes que les hommes. Les danseuses sont souvent considérées comme des filles "faciles". Je me souviens d’une soirée ou un des invités m’avait demandé ce que je faisais, et dès que j’ai parlé de danse, ses yeux se sont mis à briller… de concupiscence. Son regard s’est mis à parcourir mon corps dans une repoussante analyse de mon potentiel physique, un petit sourire en coin, suivi par de graveleuses invitations à faire une démonstration et d’aller prendre un verre dans un endroit plus tranquille… Des histoires dans le genre, j’en ai beaucoup. Qu’est-ce qui fait que les gens ont cette idée de la danseuse? Cette fascination par rapport à ce corps en mouvement, ce corps en expression artistique et performative? Est-ce la liberté de ce corps qui peut accomplir ce que le commun des mortels ne peut faire ou exprimer? Est-ce une image dans l’inconscient collectif d’un passé des danseuses qui se "vendaient" pour survivre? Est-ce le fait d’être dans la performance publique, d’utiliser son corps pour en faire un objet de démonstration? Cependant, c’est aussi le cas des sportives et ces dernières ne souffrent pas autant que les danseuses de cette vision péjorative. Plus que les danseurs, les danseuses sont touchées de plein fouet dans leur dignité et leur moralité, certaines étant même directement associées aux prostituées. Dans certaines cultures, la femme qui danse s’éloigne de l’image de la femme acceptée par la société qui est souvent celle de la mère au foyer. Avec la danse, elle n’est plus sous contrôle, elle s’expose plus aux regards des autres et montre une liberté du corps qui n’est pas l’état du corps maternel, et donc le contre-modèle de la féminité naturellement acceptée. La danseuse n’est pas un corps enchaîné, serait-elle donc un corps dont on peut disposer?…

Stigma de la sexualité

Les hommes qui dansent sont souvent accusés d’avoir des qualités dites féminines et, de ce fait, d’être homosexuels: ceci implique non seulement un dénigrement par rapport à ces derniers mais est également une dévalorisation du féminin. Le danseur et écrivain Andrew Cook affirme dans ce sens que "l’idée qu’un garçon commence la danse classique évoque immédiatement des connotations d’homosexualité, de faiblesse et de féminité". Malheureusement, d’aucuns font abstraction des difficultés relatives à la danse, des prouesses physiques et de la créativité liée à cet art. Lorsqu’ils voient un homme danser, ils ne voient que le caractère soi-disant féminin du métier: le maquillage, les costumes, les mouvements, et cette homosexualité inéluctable. Sans compter le harcèlement que subissent de nombreux danseurs à cause de leur métier. Même la royauté n’y échappe pas: rappelons qu’en 2019, Lara Spencer, de la chaîne ABC, a publiquement ridiculisé le prince George parce qu’il prenait des cours de ballet… La cause de ce stéréotype est surtout l’absence de concordance entre stéréotypes sur la danse (féminin donc soi-disant faiblesse, vulnérabilité, etc.) et stéréotypes masculins (donc soi-disant force, virilité, etc.). Et pourtant, la professeure et chorégraphe Hélène Marquié le dit si bien dans le titre de son essai: Non, la danse n’est pas un truc de filles!

Stigma social 

Dans la conscience collective, la danse n’est pas considérée comme un vrai métier, tout comme nombreux métiers de l’art: c’est plus un loisir qui ne rapporte pas assez argent. Une des questions que l’on entend souvent lorsqu’on dit qu’on est danseur.se est la suivante: "Mais quel est ton vrai métier?" Et ceci n’est qu’une goutte parmi les actes qui participent au dénigrement de cet art en tant que métier: le refus de nombreux parents et familles quant au choix de la danse comme métier, les moqueries des camarades, le manque d’aides pour les formations et les spectacles de danse… Une autre chose est la demande dans des événements sociaux, aux danseurs.ses, de "montrer quelque chose", de danser, comme si ces derniers étaient des machines à performer, à faire de la démonstration ou des spectacles. Et le refus de danser n’importe où et dans n’importe quelle situation est souvent mal pris, comme si le.la danseur.se se devait d’être au service des autres, d’un public potentiel. Un dernier exemple à noter sont les propositions de projets non rémunérés pour les danseurs avec toutes sortes d’excuses absurdes: le miroitement d’une rémunération dans des projets futurs, l’échange de publicité, une promesse de passer "du bon temps", etc. Cette manière de traiter la danse illustre bien la disqualification sociale du statut de danseur professionnel, ce qui entraîne une situation de résistance: en effet, la décision de faire de la danse son métier vient presque systématiquement en parallèle avec la prise de distance d’avec certaines normes sociales et d’une posture souvent critiquée par l’entourage.

Le.la danseur.se fascine, obsède, intrigue, fait réfléchir ou rêver, mais laisse rarement indifférent; la société a créé non seulement des perceptions de la façon dont le.la danseur.se doit fonctionner, mais leur reproche de ne pas se rapporter à cette image de conformité. L’enjeu consiste maintenant à faire respect cette forme d’art et à la débarrasser des stéréotypes.

Abonnez-vous à notre newsletter

Newsletter signup

Please wait...

Merci de vous être inscrit !