Il te suffit de fermer les yeux pour que l’âme sonore du pays se lève en toi. Polyphonique. Cacophonique. Les bruits du Liban, tressaillements de vie.

On a des tomates, on a des pommes de terre, on a de la pastèque… dans les rues, le timbre guttural des marchands ambulants rivalise avec les klaxons, avec les insultes jappées par des conducteurs constamment à cran.

Ça klaxonne dans les artères de la ville. Pour le moindre incident, à chaque ralentissement… klaxons sans raison. Ça insiste devant les immeubles, tête penchée, regard tendu. Ta ta tatata tatatata ta ta! Les voisins sortent. Les uns puis les autres. La main ne lâche pas le klaxon. Ta ta tatata tatatata ta ta! Les klaxons ne sont pas des bruits à Beyrouth, mais les expirations de ses ruelles tortueuses, leurs toux, leurs soubresauts sonores.

Des balcons, les femmes se hèlent, amorcent des conversations qu’elles poursuivent souvent autour d’un café improvisé: yalla… 5 minutes… tu as bien 5 minutes… ne me dis pas que tu n’as pas 5 minutes… yalla… chta’na…

Tandis qu’à l’horizon, les constructions vrombissent et crachent dans l’indifférence générale, atonie de l’habitude. Le Liban, en (re)constructions permanentes. Les voix enténébrées des politiciens à la télévision, la diction hypnotisante de leurs sentences qui terrorisent ou mentent. Les sermons du prêtre, ses intonations qui te poursuivent la nuit pour te défendre les mauvaises pensées, renier la liberté que tu as l’illusion de vivre quand autrui dort et cesse de t’observer. Les prières collectives. Psaumes et cantiques. Chœur et orgue. Le moment où l’assemblée de la messe expire d’une voix unie, unie et unique malgré les dissonances.

Les bruits du Liban, fragments des combats ordinaires que les hommes mènent pour vivre. Que les insectes leur livrent la nuit quand l’air se pose. Leur entêtement à poursuivre les odeurs des peaux humaines. zzz zzz… Les moustiques, ces petits bombardiers. Plus véhéments que les détonations. zzz zzz… Sournoise infiltration, l’ouïe est sans défense. Leur victoire acoustique.

La voix des animaux qui expirent. Comme ce cafard qui s’affole sur place. Cercles en stries noires, dans tous les sens. Si énorme. Il crissera sous ta chaussure. Insupportable bruit de vide qui te visse encore les tripes. Plaquer la lourdeur de ton corps sur le frétillement de ses pattes. Tu fermes les yeux pour ne rien sentir. Appuyer d’un geste brusque, en poussant un petit cri pour couvrir le craquement. Ce bruit, le même.

Les voix du pays. Rires des femmes, vociférations des hommes, clabaudages des femmes, éclats des enfants… bruyants, pour se sentir vivants. Le silence des adultes, leurs murmures pour éviter aux plus jeunes l’horreur du savoir, quand le savoir n’est qu’informations et nouvelles. La masse de ce silence, tapie dans les cœurs, sans d’autres choix.

Un silence d’au-delà pour qui n’a jamais connu l’absence de bruits. À Paris, tu restes la fille de Beyrouth, ville de vacarme et de poussière. Es-tu encore en vie sans les bruits autour? Ils s’agitent en toi quand ce n’est pas ta voix qui résonne à vide.

Tu es la chambre noire de ces échos; d’un lieu, d’une Histoire. Nouée au Liban par réminiscences acoustiques.

Tu sursautes quand une porte claque. À Paris, à ton âge. Tant d’années après vos premières bombes. Ce possessif, alors que vous étiez possédés. Une porte claque et le cœur s’affole. Retentissement qui te plante dans ton corps de gamine démantelée. Sans image, sans mot. Rien ne remonte de ce passé à présent décharné, mais tu y es propulsée par la vigueur d’un bruit qui éclate, un son unique bong! Aussitôt déplacée. Envahie par l’opacité instinctive. Battu dans son enfance, un adulte se protègera toujours du bras, au moindre mouvement inattendu. Le même réflexe, d’anciennes violences. Oubliées, altérées. Et pourtant. L’Europe t’enveloppe, doux écrin.

Une porte claque et le Liban se réveille. Sa voix s’élève, assourdissante d’éloignement.

La voix du Liban ou Sawt Loubnan. Station de radio, sempiternelle résonance de la guerre dans le creux des oreilles. Les commentaires en boucle suppléent les chansons dans les moments durs.

Déflagration, proche ou lointaine. Une bombe qui éclate semble toujours précédée de son annonce, comme un froissement d’air. Avec les années, tu prétendais deviner la distance d’une explosion à l’écho qui subsistait, à la traîne. Qui irait vérifier? Te distraire à ce jeu pour maîtriser la peur. Te revendiquer ce talent, pour dénier la certitude de ne plus rien contrôler.

Aujourd’hui, tu as d’autres questions. Que perçoit-on d’abord, la lumière ou le son d’une bombe? Et après l’explosion, que persiste-t-il de ces fragments sensoriels? Résistent-elles à la destruction? Sont-elles anéanties, comme la vie qu’elles emportent? À quoi ressemble la tonalité de la bombe après son éclatement? Silence noir en pointe. Cette petite seconde d’après. Trou. Suivi de hurlements. Humain, ce tohu-bohu extirpé des entrailles du monde? La vie prise de surprise suprême. Indicibles immondices.

Invoquer d’autres bruits, n’importe lesquels, pour ensevelir les voix du Liban, fuir les émotions promptes à envahir l’instant, quelle que soit la distance. Le timbre grave de Fayrouz, la voix joyeuse de Sabbah, les modulations de Farid El-Attrach (Farid le sourd ?)… ces chanteurs que tu snobais adolescente à Beyrouth, férue de rock occidental. Ils te font pleurer maintenant, et tu fredonnes ce que tu n’as jamais appris volontairement, les paroles de ces chansons sont comme les mots d’une langue maternelle acquise à ton insu.

D’autres instants sonores. Les taciturnes parties de trictrac à l’ombre des trottoirs, quand les accalmies le permettent. Seul le bruit des dés. Court silence qui suit quand ils s’arrêtent sur leur chiffre… et si notre destinée dépendait de ce hasard? Te susurre ta conscience de petite, face aux mines concentrées des joueurs. Tu aimes la voix des dés, gouttelettes métalliques. Parce que les objets ont une voix quand ils continuent à nous parler.

Alors, Paris bruyant? Paris, havre de paix. Ses rues, sas de passage entre deux lieux, entre voitures et badauds, tandis qu’au Liban, elles sont espaces de vie collective. Substance du lien et de ses banalités.

Ici aucune voix ne soufflera ton prénom. Ne te bercera de sa douceur. Ne portera tes syllabes, comme les bras paternels t’élevaient jadis dans les airs.

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