L’art expressionniste a des attraits étranges par son enracinement dans l’Histoire, il a cette faculté de concilier l’esthétique formelle pure et l’illustration abstraite de la pensée politique, philosophique. Au sortir de la Première Guerre mondiale, le traumatisme de la violence généralisée et l’imagerie absurde des gueules cassées, véhiculée par la photographie du réel, ont engendré l’apparition de nouvelles formes expressionnistes à mi-chemin entre la représentation documentaire de la guerre et l’exaltation onirique de la pensée artistique libre. Le rapprochement entre le réel et le rêve semble improbable tellement ces deux entités sont antinomiques au quotidien, mais l’esprit d’avant-garde n’est-il pas là pour démonter la frontière poreuse entre la vérité parfois douloureuse du vécu et la sublimation du geste artistique qui en résulte?

C’est justement à Berlin, ville écrasée par le poids de l’Histoire, galvanisée par la profusion d’expressions artistiques, que j’ai pu apprécier avec légèreté et humour le pouvoir d’un tableau. Une œuvre est avant tout un contexte, une géographie, une Histoire. Une toile à la Neue Nationalgalerie de Berlin n’échappe pas à la règle. Guidés par un ami d’enfance, Mazen Kerbaj, artiste Libanais inclassable, personnage déjanté et ses deux magnifiques filles tout droit sorties d’un roman de Kafka, nous avons eu le bonheur avec ma femme de découvrir ce monument de poésie picturale.

La visite du musée en elle-même avait tous les attributs du tourisme routinier. Pourtant, la banalité du transport en métro dans une ville européenne a pris rapidement des airs de vadrouille surréaliste. Le musée est un espace vide marqué par des armatures en métal, une impression de chantier éternellement inachevé s’y dégage, comme si le lieu avait été déserté par un bombardement soudain, une rafle ou une équipée sauvage. Ce néant incertain prend tout son sens lorsqu’on se rend compte que le musée est, en réalité, une sorte d’abri souterrain imaginaire. Ou est-ce l’impression simple que ressent tout Libanais de la génération 1975?

Les sensations de claustrophobie, mêlées à une certaine euphorie absurde qui se dégage des tableaux expressionnistes, s’amplifient au cours de la visite et atteignent un apogée face à une toile: Les Piliers de la société de George Grosz. Mélange entre la géométrie parfaite et la folie scatologique, ce monstre de beauté est un microcosme indécent de la furie humaine.

On y trouve, dans un fouillis hallucinatoire de personnages abjects et de leurs sbires, la violence, la corruption, les vociférations moralisatrices.

Un siècle est passé, Dada et tous ces mouvements sublimes ont depuis été dévorés par la propagande politique, récupérés par la contre-propagande, mais il en reste une poésie inénarrable que seul le regard d’un enfant peut comprendre.

De retour à Beyrouth, armé de mes certitudes politiques, certain de mon sens péremptoire du bon goût, je montre à mes enfants cet objet insolite déformé par la maladresse d’un cliché filtré par la pixellisation à outrance des portables. Ils adorent, regardent la toile dans tous les sens, s’esclaffent, en parlent encore aujourd’hui, s’amusent, sans arrière-pensée, de la défécation si semblable à un Emoji qui sort de la tête tranchée de l’un des personnages.

Pour un instant, un instant seulement, je fais le vide dans ma tête, je retourne à l’enfance, à cet âge où tout est légèreté, où la beauté se délie de la pensée et n’existe que par elle-même. Cet exercice est impossible, seul un enfant peut y goûter.

La pureté du regard est éphémère et lorsqu’on décide d’en profiter, il est déjà trop tard.