Vote de la diaspora, l’expression claque comme titre de polar. Je dis "diaspora", et pense intrigues, complot. Le son de certains mots fait éclater d’étranges sens. Comme une langue personnelle, parallèle. Je suis de la diaspora, me récite cette comptine avec le sentiment d’intégrer une sorte de secte implicite sans l’avoir décidé. Je suis de la diaspora, cette fois-ci je vote. Mes premières élections libanaises. Fallait-il assister au désastre absolu du pays pour m’éprouver relative? Que notre appartenance s’impose.

À distance, je m’inscris. À temps. À distance, je me relis, épelant le nom du village de mon père comme un idiome étranger. Je vérifie, persuadée de me tromper à chaque réponse sur mon identité officielle. Cette peur de l’erreur comme tacite aveu de les tromper, eux, en reproduisant telles des ombres les gestes citoyens attendus. De justesse, je rentre du Liban la veille des élections. À temps pour voter, sans l’avoir prémédité. Hasard, mais le hasard nous ressemble, écrit Bernanos. Comme ce hasard de date. 8 mai, fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe, peut-on rêver aujourd’hui de la fin d’un système corrompu au Liban? Comme enfant, je demande conseil aux amis, on hésite ensemble, on écoute les déclarations, on compare les programmes, on se contredit pour mieux se décider. Séance conclue sur une sorte de pacte: "On est tous d’accord sur ce choix, on est d’accord?" Le moment est solennel comme le silence. J’apprends par cœur le nom de la liste, le nom du candidat.

Je les note dans mon iPhone pour vérifier sur place, comme si je ne pouvais qu’oublier, sans confiance en moi dès qu’il s’agit du Liban. Je râlerai avant d’arriver au bureau de vote, plus de deux heures trente de transports en commun, je râlerai comme si la difficulté ajoutait de la valeur au geste, un compte-double comme au scrabble. Ma nièce me renverra sur WhatsApp les deux noms discutés la veille ensemble, comme si je ne pouvais qu’oublier de voter, ou pour qui, pourquoi. Je serai soutenue à distance, félicitée par amis et familles, il suffirait de voter pour affirmer son engagement.

Je me ferai discrète dans la grande file devant le bâtiment habillé de signes, panneaux et banderoles. Me bercerai de langue maternelle cousue de longues phrases françaises. L’humour du pays, ce décalage insaisissable. Je ne regarderai pas le jeune homme distribuant ses prospectus colorés: il n’a pas de parti à promouvoir, mais l’ouverture d’un restaurant libanais. Je ne chercherai pas à reconnaître des visages dans la foule, m’abandonnerai au sentiment d’être là, mélangée aux Libanais de la diaspora française. À leur joie simple, aux commentaires badins. Je sourirai de voir tant de Libanais réunis dans cette banlieue parisienne, comme une concentration de famille étrangère. Je détournerai les yeux du drapeau qui ondoie comme séduction de danseuse. Drapeau et cèdre, leur légèreté dans le vent quand le pays sombre de gravité.

À la question "Vous êtes la fille de Norma Boustani?", je sursauterai d’un cri: "Oui, c’est ma mère! vous la connaissez? Vous connaissez ma mère?", me dénonçant fille du pays malgré une vie d’exil, à me penser reconnue par l’inconnu. L’assemblée rira de ma naïveté (le registre, tout est dans le registre). Devant l’urne, je vérifierai à nouveau nom de liste et de candidat, persuadée de trahir malgré moi. Mon cœur battra fort: magie du "a voté", magie renouvelée après plusieurs élections françaises, toujours ce tremblement à entendre se dire le geste.

Je tremperai mon pouce, je l’enfoncerai plus que nécessaire dans l’encre violette, la main si je pouvais. Ignorance de l’utilité de cette empreinte, élan de désespoir surtout. Je sortirai marquée, un peu ivre. Je publierai sur les réseaux la photo de mon doigt outrageusement encré, un texte à l’appui. Je réagirai aux posts de mes amis d’enfance. Pointer du pouce coloré notre affiliation éparpillée dans le monde. Ces doigts comme cailloux de Petit Poucet nous rappelant le chemin de la maison, l’impérieux retour au pays-maison. Baytna. Je me sentirai reliée.

Vulnérable. Est-ce de voter pour la première fois qui me rend à l’enfance? Comme si je m’étais arrêtée, libanaise, à l’âge du départ, mes 20 ans. Comme si je revenais aujourd’hui à cet âge, reprendre ma place quittée, faire ce qui a été, toute une vie, évité.

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