Rentré au Mont-Liban en 1493, après 22 ans passés en Italie, Gabriel Barcleius s’est consacré à la reconstruction de sa société par la culture et la poétique, et de son Église par le dogme romain et la spiritualité. Ce franciscain maronite exalte tantôt son peuple sans manquer aussi de le réprimander. C’est dans son "Éloge du Mont-Liban", qu’il le glorifie et le fustige à la fois pour tenter de remédier à son exaspérante ignorance.

Texte manuscrit de Gabriel Barcleius.

La littérature syriaque médiévale s’est achevée au Liban avec le maphrien Grégoire Bar Hebraeus (mort en 1286), pour ressurgir timidement à la fin du XVᵉ siècle avec l’évêque Gabriel Barcleius (1447-1516). Ce dernier marque les prémices d’une latinisation des maronites, qui allait conduire à la fondation en 1584 du Collège maronite de Rome, à l’origine de l’éclosion de la renaissance libanaise.

Grégoire Bar Hebraeus

L’auteur syriaque jacobite Grégoire Bar Hebraeus (1226-1286) était un médecin et historien qui avait fait ses études de médecine à l’école de Tripoli au Liban. Il y avait aussi étudié la théologie, la philosophie et les sciences du quadrivium dont l’arithmétique, la géométrie, la musique et l’astronomie. C’est lui qui dans ses chroniques, nous a appris qu’à son époque, les habitants du Mont-Liban avaient un parler syriaque particulier qui prononce le "Qouf comme un Ouf", une caractéristique que nous observons encore aujourd’hui.

La mort de Bar Hebraeus en 1286, en Haute-Mésopotamie, coïncidait avec les invasions mameloukes et la chute du comté latin de Tripoli. Le retrait des Francs et la dévastation du Mont-Liban n’avaient plus permis de productions littéraires durant une longue période de deux siècles. Il a fallu attendre les années 1480 pour qu’un autre auteur syriaque, maronite cette fois-ci, Gabriel Barcleius, s’apprête à reprendre le flambeau.

Fra Griphon 

En 1468, le franciscain flamand Fra Griphon est arrivé à Lehfed, le village du jeune Gabriel Qalaï âgé de 21 ans. Le missionnaire avait pour tâche de recruter des candidats pour leur formation selon le dogme de l’Église romaine. Son choix s’était fixé sur les trois jeunes maronites Gabriel, Yohanna et Francis qui ont pour cela, quitté le Mont-Liban pour se rendre au monastère médiéval des franciscains à Beyrouth. Après quelques mois, Fra Griphon les a emmenés au couvent du Saint-Sépulcre à Jérusalem, où ils passeront trois ans, de 1468 à 1471. De là, ils ont pris la mer pour Venise où ils ont été instruits dans les études canoniques. Après Venise, les trois maronites se sont rendus à Rome pour y accomplir leur formation. Ils ne rentreront au Mont-Liban qu’après 25 années d’absence, en 1493. En Italie, ils ont appris l’italien, le grec et le latin en plus du syriaque et de l’arabe qu’ils maîtrisaient déjà.

Comme Bar Hebraeus, Barcleius a appris la chirurgie, la théologie, les sciences canoniques, la philosophie, la logique, la rhétorique, la grammaire, l’arithmétique, la géométrie, la physique, la musique, l’astronomie… qu’il qualifiait lui-même de "seize grades indispensables" pour pouvoir discourir des mystères de la foi.

Missionnaires dans le Mont-Liban (Guerin, la Terre Sainte, Paris 1884, in Camille Aboussouan, "Le Livre et le Liban").

L’œuvre de Barcleius

Gabriel Barcleius a beaucoup écrit à partir des années 1490. Sa production consistait en traductions, en transcriptions et en œuvres personnelles enrichies de citations. Il a transcrit des textes syriaques tels que des homélies de Jacques de Saroug et des hymnes de saint Éphrem, des lettres et des discours sur les natures, la personne du Christ, et la notion d’hypostase. Il a traduit en garshouné les correspondances entre la papauté et les patriarches maronites, d’Innocent III (1215) à Léon X (1515) et de Jérémie de Amchit (1230) à Pierre de Hadat (1515).

Dans ses écrits, il revenait souvent sur saint Thomas d’Aquin, saint Jérôme, Ambroise de Milan, Bonaventure, Nicolas de Lyre et saint Augustin dont il a traduit des extraits de la Cité de Dieu et le traité du Libre arbitre. Cette dernière notion, qui se retrouve chez saint Jacques de Saroug, est caractéristique de la spiritualité des maronites, et a élaboré leur approche de la liberté associée à leur idéal symbolisé par le Mont-Liban.

La réprimande

Le Liban était mystique et sacré pour Barcleius. Il y voyait la montagne sainte, celle des "cœurs purs" dressés face aux sarrasins et aux "loups noirs" hérétiques qui n’obéissent pas au dogme romain. Comme tout Libanais de la diaspora qui revient vivre au pays, Barcleius qui avait passé 25 années loin du Mont-Liban, dont 22 en Italie, a été profondément désenchanté par la patrie qu’il idéalisait. Il était contraint de constater l’état de délabrement intellectuel et spirituel de son peuple. Lui, qui avait passé deux décennies à se justifier des accusations d’hérésie proférées à l’encontre de son Église maronite, s’est retrouvé embarrassé par l’ignorance du peuple en matière de culte et d’histoire. Il était outré par la débonnaireté de certains moines et évêques, et même du patriarche Simon de Hadat qu’il critiquait sans ménagement. C’est ce qui avait sans doute encouragé sa nomination au siège épiscopal maronite de Chypre en 1507, dans l’intention probablement de l’éloigner de Qannoubine.

Auteur de poèmes, de zajal et de nombreuses lettres, Barcleius y exaltait tantôt son peuple sans manquer aussi de le réprimander. C’est dans sa Madiha, ou Éloge du Mont-Liban, qu’il le glorifiait et le fustigeait à la fois. Il y racontait l’histoire pour tenter de remédier à l’exaspérante ignorance des maronites. Il les instruisait et les informait sur la noblesse de leur nation. Mais leur montagne, bien que sacrée, se retrouvait fustigée ici et là. "Bcharré, crains et tremble, Bcharré, pleure et lamente-toi, Bcharré, repends-toi et redresse-toi", s’écriait-il. Ou encore: "Maroun t’a épousée avec conviction, lui t’a fondée et construite, lui t’a élevée et instituée… Maroun est fatigué à cause de toi", lit-on dans ses lettres publiées par Ray Jabre-Mouawad1.

Manuscrit syriaque médiéval des Homélies de saint Jacques de Saroug (Vat. Syr. 118), avec une inscription mentionnant le monastère maronite Saint-Jean à Chypre.

La glorification

En même temps, Barcleius honorait les justes tels que le père Dray qui "m’a appris le syriaque" a-t-il écrit, ou encore le père Maroun qu’il avait surnommé "l’étoile de Hasroun". Il ne manquait pas aussi de léguer par écrit des traditions transmises oralement, et qui glorifiaient le Liban, telles que la devise: "Bienheureux celui qui possède ne serait-ce qu’une couche de chèvre au Mont-Liban."

Pour avoir vécu à l’étranger et assimilé le concept d’appartenance, Gabriel Barcleius a fondé l’identité maronite dans la complémentarité entre l’Église, le peuple et la mystique montagne du Liban. Cette notion avait été mise en place par le patriarche saint Jean Maron à la fin du VIIᵉ siècle, mais ne pouvait devenir une réalité qu’en se fixant dans l’écriture de l’histoire et dans les consciences. Après deux siècles d’anéantissement du Mont-Liban par les mamelouks, le peuple esquinté et meurtri avait perdu sa culture, sa langue et la notion de son identité. Barcleius rentré d’Italie, s’est consacré à la reconstruction de sa société par la culture et la poétique, et de son Église par le dogme romain et la spiritualité. Bien que viscéralement attaché au Liban, c’est encore en exil qu’il allait mourir en 1516, alors qu’il occupait son siège épiscopal de Chypre.

C’est sur son travail qu’allait s’appuyer le patriarche Estéphanos Douaihy à la fin du XVIIᵉ siècle, pour rédiger son livre d’histoire. Et c’est surtout en suivant son exemple, qu’il s’est mis à composer son œuvre magistrale et fondatrice sur la musique, l’art, l’architecture et la liturgie dans leur rapport permanent à l’histoire et à la sainte montagne du Liban.

1- Ray Jabre-Mouawad, Lettres au Mont-Liban d’Ibn Al-Qila’i, Geuthner, Paris, 2001.