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Face au mythe d’un syriaque qui aurait déjà disparu depuis le Moyen Âge ou qui n’aurait jamais été pour le Liban plus qu’une langue liturgique réservée à quelques moines solitaires, la littérature vient réclamer ses droits. Voici que les dix-septième et dix-huitième siècles et même les dix-neuvième et vingtième siècles nous dévoilent leur infinie richesse en termes de production littéraire syriaque maronite, recouvrant le domaine du profane autant que celui du sacré.

La prétendue absence de littérature maronite profane en langue syriaque est avancée comme preuve que cette langue n’a jamais couvert autre chose que le champ liturgique. Certains reviennent constamment sur la traduction, au onzième siècle vers l’arabe, du Nomo-Canon maronite par l’évêque David, comme preuve que le Mont-Liban était déjà arabophone à cette époque. Et pourtant, cet ouvrage apparaît comme une exception dans l’histoire de la littérature religieuse maronite et sera suivi d’un second millénaire de productions en langue syriaque. Il est de plus notable que cette activité ne s’est jamais confinée au domaine ecclésiastique.

Sleiman Achlouhi, 1270-1335

Alors qu’une importante collection de zajal nous est parvenue d’un religieux maronite des quinzième et seizième siècles, l’évêque Gabriel Barcleius (1447-1516), on ne peut passer sous silence le grand poète laïc du Akkar, Sleiman Achlouhi (1270-1335). Ses œuvres sont conservées sous forme d’une soixantaine de vers dans le manuscrit 214 de la bibliothèque vaticane. Au seizième siècle s’illustre aussi un autre compositeur de zajal, Sarguis de Smar-Jbeil. Si leurs noms ont pu parvenir jusqu’à nous, c’est parce qu’ils ont fixé, dans l’écriture, cette littérature supposée orale et improvisée.

Face aux étonnantes assertions relatives à l’inexistence d’une littérature maronite en dehors de la liturgie ou du religieux, un jeune érudit, Joseph BouCharaa, s’en est allé à la recherche des manuscrits dans les nombreuses bibliothèques du Liban et, parfois, en Occident. Il a découvert une soixantaine d’auteurs maronites, dont plusieurs ont employé leur langue syriaque pour composer des textes à thèmes laïcs, en vers ou en prose. Ce nombre est encore plus important lorsqu’on y rajoute les textes à auteurs anonymes qu’il a également réussi à compiler.

Mais le plus surprenant encore, c’est de constater la vivacité de cette langue jusqu’au milieu du vingtième siècle (comme nous le verrons dans le prochain article). Les maronites, en dehors de l’Église et de la liturgie, l’ont apprise et l’ont pratiquée jusqu’à la proclamation de l’arabe comme langue officielle par Béchara el-Khoury, en 1943. L’enseignement du syriaque s’est maintenu toutefois dans les écoles jusqu’au départ à la retraite des derniers professeurs dans les années 1960. Avec eux, disparaissaient également les derniers écrivains et poètes porteurs de cette langue qui aurait traversé deux millénaires et résisté aux plus grands envahisseurs, mais qui est morte comme dirait Arnold Toynbee, d’un suicide civilisationnel.

Joseph Dahdah, 1670

Pour en venir au dix-septième siècle, c’est durant les années 1670 que s’était illustré l’écrivain et poète Yaoseph Dahdoho de Aïn-Qoura (Joseph Dahdah de Aqoura). Son poème sur le savoir et l’enseignement a été retrouvé dans le manuscrit 191 du monastère de Deir el-Banét. L’auteur se présente comme venant de Aïn-Qoura (la source froide) qui était alors le nom de l’actuelle Aqoura. Bien que son texte soit écrit sans les voyelles, il a pris soin d’en apposer à son nom qu’il prononce manifestement Dahdoho.

Dans son manuscrit, il est à noter que les renseignements introductifs ou explicatifs sur l’année, l’auteur et le contenu sont tous en langue syriaque.

Joseph de Ban, 1679

Le même phénomène se reproduit dans la préface du livre du savant maronite de Rome, Faustus Nairon, intitulé Dissertatio de origine, nomine, ac religione Maronitarum. L’auteur annonce le contenu de son ouvrage en notant en syriaque: "Histoire de saint Maron, des maronites et de leur nation." Il se présente aussitôt comme originaire de Qrito Ban dab Touro de Lévnon (du village de Ban dans la montagne du Liban). Il annonce également l’auteur du poème introductif, comme étant lui aussi bannoyo (c’est-à-dire de Ban).

Nous sommes en 1679, et l’auteur de ce poème est donc le dénommé Yaoséph Issaoui Bannoyo (Joseph de Ban). Un passage de ce long éloge à saint Maron exalte notamment les cèdres et les monts du Liban. La rime joue sur la similitude entre les mots Moroun et mouroun (Maron et muron). La traduction de ces vers syriaques construits selon la métrique de saint Jacques, donnerait:

Parmi les cèdres libanais, a grandi Maron
Des cèdres éloquents, spirituels et arrosés de muron
Entre des cèdres et des cèdres éloquents, a grandi Maron
Ne t’étonne pas que les cèdres exhalent du muron
Car parmi les cèdres qui exhalent le muron, a grandi Maron
Le pays des cèdres est vraiment le pays du muron
Et le pays du muron est vraiment le pays de Maron.

 Évêque Joseph Estéphan 1793: "Lamentations". Transcription Joseph BouCharaa
Patriarche Joseph Estéphan vers 1780: "Histoire de sainte Marina".
Joseph de Ban 1679: "Éloge à saint Maron". Photo Joseph BouCharaa
Joseph Dahdah 1670: "Savoir et enseignement". Photo Joseph BouCharaa

Patriache Joseph Estéphan, 1766-1793

Yoseph Estéphan de Ghosta, élu au siège patriarcal syriaque maronite d’Antioche en 1766, est réputé pour sa grande maîtrise de la langue syriaque. Il est considéré comme l’auteur de l’histoire de sainte Marina de Qannoubine, imprimée en 1905 par Léon Clugnet à Paris. Son texte est entièrement en langue syriaque, caractérisé par un style fluide et un riche vocabulaire. Il démontre que, non seulement cette langue était encore bien écrite dans le Mont-Liban du dix-huitième siècle, mais que pour avoir été employée dans l’écriture, elle devait être forcément lue.

Bien qu’hagiographique, ce texte n’est ni liturgique ni théologique et faisait partie du domaine de l’histoire. Cette langue était donc employée non seulement pour la prière, mais aussi pour la transmission du savoir et de l’héritage.

Évêque Joseph Estéphan, 1761-1822

Aux dix-huitième et dix-neuvième siècles, Yaoseph Estéphan, grand virtuose de la langue syriaque, était le neveu du patriarche homonyme. Bien qu’évêque, ses écrits sont laïcs et comportent entre autres, des éloges au prince du Liban Bachir II le Grand.

Il a composé un poème intitulé Wolito (Lamentation) dédié à son oncle le patriarche, mort en 1793. Ce poème se trouve dans le manuscrit Syr.058 de la Bibliothèque orientale de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth. Nous lisons dans les folios 59 à 64:

Le son des pleurs du Liban parvient jusqu’à moi  
Au cœur de Gousto (Ghosta) en ce jour, les lamentations se font entendre
Mieux que l’encens et les belles fleurs, les cendres sont honorées
Et sur les têtes des hommes et des femmes, elles sont aspergées et parsemées
Et combien encore, plus que toute variété d’espèces, elles sont honorées.