Un malheur, dit-on, n’arrive jamais seul. Malmené sur le plan politique et national en raison de l’échec retentissant du mandat de son fondateur, le président Michel Aoun, de ses promesses de réformes non tenues, voire de l’aggravation des difficultés financières et économiques depuis son accession au pouvoir, le Courant patriotique libre (CPL), à la tête duquel se trouve Gebran Bassil seul à la manœuvre, est également confronté à des défections et des démissions qui l’ébranlent un peu plus encore.

S’il est vrai que le député sortant Hikmat Dib a officiellement annoncé sa démission du CPL en la justifiant par le fait que Gebran Bassil n’adhère plus aux valeurs du parti, il n’en demeure pas moins qu’une grande vague de mécontentement et de ressentiment est palpable parmi des députés aounistes actuels et un certain nombre de cadres du parti, sans oublier la base populaire dont une grande partie a fini par lui tourner le dos.

Après la démission de Hikmat Dib et le coup de gueule de Mario Aoun, l’ancien député Nabil Nicolas, membre du parti, a adressé une lettre aux dirigeants aounistes dans laquelle il proteste contre les agissements de Gebran Bassil, pointant notamment du doigt la marginalisation par Bassil de cadres du CPL. Si Nabil Nicolas a choisi d’exprimer ouvertement son ras-le-bol, d’autres cadres critiquent violemment la politique de leur chef dans leurs cercles privés seulement.

Les origines de la crise au sein du CPL remontent à 2013, mais celle-ci n’a éclaté au grand jour qu’en 2015, avec les élections internes pour  désigner un successeur au général Aoun. Les détracteurs de Gebran Bassil évoquent des pressions qui avaient été exercées sur les candidats de l’époque afin qu’ils se désistent pour laisser le champ libre à ce dernier qui n’est autre que le gendre du fondateur du parti. Ils considèrent que M. Bassil a été nommé et non élu démocratiquement à la tête du CPL. Ils l’accusent aussi d’avoir pris soin depuis qu’il dirige le parti, d’écarter ses opposants, parmi notamment " les pères fondateurs " du parti. Ces derniers s’opposent à la politique qu’il mène parce qu’elle est à l’antipode des valeurs premières du CPL et parce qu’elle consiste essentiellement à favoriser les " financiers ", surtout au niveau du choix des députés et des ministrables, sachant qu’une grande partie des parlementaires et des ministres nommés dans les gouvernements successifs n’appartiennent pas au CPL.

Depuis 2015 donc, un grand nombre de dirigeants aounistes ont été limogés pour " violation des décisions du parti ", tandis que d’autres ont décidé de démissionner pour protester contre la politique de la direction actuelle du parti.

Des sources proches de Gebran Bassil, on minimise l’importance de ce phénomène, en expliquant que ceux qui ont quitté le CPL par le passé, et ceux qui veulent leur emboîter le pas aujourd’hui, le font sur la base de considérations servant leurs propres intérêts et non ceux du parti, voire du pays. Ces sources soulignent à Ici Beyrouth que ce sont notamment ceux qui briguaient des postes parlementaires ou ministériels qui veulent partir mais elles occultent le mécontentement de leurs cadres et de leur base.

L’opposition aouniste

Nombre d’opposants aounistes s’apprêtent aujourd’hui à se présenter aux élections de mai prochain aux côtés des " forces de la révolution et du changement " dans plus d’une circonscription, soit par le biais de candidatures directes, soit à travers le soutien à des personnalités proches d’eux. Parmi les figures éminentes qui se sont engagées dans la bataille électorale, figure le neveu du président Aoun, Naïm Aoun, farouche opposant à Gebran Bassil et un des fondateurs du CPL, ainsi que Ramzi Kanj, Tanios Hobeika, Toufic Salloum et Tony Abi Akl.

Les opposants à Bassil lui reprochent principalement une domination totale du CPL, au mépris du règlement interne. Ils estiment qu’il s’arroge un pouvoir absolu en reproduisant un schéma qui prévaut dans la plupart des partis libanais où le chef a le dernier mot. Mais pour eux, la pérennité du CPL sera menacée avec la disparition de Michel Aoun, malgré les grands efforts de Bassil pour contrôler davantage sa formation.

L’ancien secrétaire du Courant patriotique libre, Tony Moukheiber, qui a rendu le tablier en 2015, estime ainsi que le parti qu’il a cofondé " a perdu sa raison d’être et ne répond plus aux objectifs pour lesquels il avait vu le jour, à partir du moment où il s’est transformé en un parti similaire à tous ceux du système ". Et de souligner lors d’un entretien à Ici Beyrouth que " la colère populaire croissante contre les partis est principalement dirigée contre le Courant patriotique libre ", comme en témoignent les slogans hostiles principalement à son chef, scandés par les manifestants du soulèvement du 17 octobre 2019. " L’opinion publique libanaise, qui a cru un instant que le CPL est le parti qui amorcerait un changement et des réformes et que son exercice du pouvoir serait différent, a fini par réaliser, sous le choc d’ailleurs, que ce parti cherche simplement, comme les autres, à avoir sa part du gâteau, ni plus ni moins.

Tony Moukheiber évoque les différentes raisons qui l’ont poussé à quitter le CPL à l’époque, notamment " l’altération des principes sur lesquels ce courant avait été créé et la dérive par rapport aux idées fondamentales ". " Le leadership a cherché à conclure des marchés au détriment des principes ", a-t-il déploré avant d’ajouter : " Nous formions une résistance contre les Syriens entre 1990 et 2005, mais entre 2005 et 2015, cette résistance s’est exercée au sein du courant pour corriger le cap. Lorsque nous avions acquis la certitude que ce n’était pas possible et que le parti ne nous ressemblait plus, nous nous sommes tout bonnement retirés ".

M. Moukheiber n’accorde cependant pas une réelle importance à des démissions actuelles comme celles de Hikmat Dib et Mario Aoun, " qui applaudissaient le leadership et le défendaient tant qu’il leur garantissait des strapontins parlementaires alors qu’ils étaient conscients des abus qu’il commettait ". " Elles interviennent seulement aujourd’hui parce que leur avenir parlementaire est menacé ", constate-t-il.

L’ancien dirigeant aouniste Antoine Nasrallah est tout à fait en phase avec Tony Moukheiber au sujet des nouvelles défections et démissions, estimant que " Mario Aoun et Hikmat Dib ont tardé à se retirer ". " Comme beaucoup d’autres, ils ont été exploités par Gebran Bassil avant que ce dernier ne leur tourne le dos ", note-t-il.

M. Nasrallah relève lors de son entretien à Ici Beyrouth que " le CPL a perdu sa raison d’être ". " Non seulement il est devenu comme le reste des forces politiques, mais plus encore, il en a pris tous leurs défauts. Et maintenant, nous passons du aounisme politique (qui avait marqué la fin des années 80 et le début des années 90) à celui de Bassil. Les candidatures aux élections parlementaires en sont la parfaite illustration puisque seuls les candidats qui ont déclaré allégeance à Gebran Bassil et non au pas CPL ont été retenus ", a souligné Antoine Nasrallah, rappelant que le chef de ce courant " compte sur le Hezbollah pour s’assurer un grand bloc parlementaire et de ce fait son avenir politique ".

Antoine Nasrallah n’aime pas évoquer la période à laquelle il avait décidé de quitter le CPL, soulignant qu’il était parti après avoir acquis la certitude que le Courant patriotique libre qu’il a cofondé ne lui ressemblait plus : " Il est vrai que nous avions contribué à libérer la patrie (de l’occupation syrienne), mais la libération sur le plan humain est devenue une grande farce. Nous avons fait tout le contraire des principes pour lesquels nous combattions. Michel Aoun considère d’ailleurs qu’il était le seul à avoir fondé le parti alors que nous étions des partenaires. Il ne voulait pas l’admettre cependant ", déplore-t-il avant de rappeler le soutien " exclusif " de Michel Aoun à Gebran Bassil lors des élections internes du parti et son silence sur " ses pratiques d’exclusion de tous ses opposants ". Et de conclure : " Le CPL a manqué une occasion historique de relancer la vie politique libanaise en tant que parti vecteur et artisan du changement, et il est devenu désormais un parti à l’image de ceux qui représentent la structure politique honnie par les Libanais."