Alors que depuis le début de l’invasion russe le monde retient son souffle, le Corps des Gardiens de la révolution iranienne a revendiqué une attaque massive de missiles balistiques sur le Kurdistan irakien. Et si Téhéran avance un acte " de représailles " suite à la mort de deux gradés en Syrie tués par des frappes israéliennes, les explications pourraient bien être plus complexes et les raisons plus nombreuses. Décryptage. 

Les images n’ont pas tardé à fleurir sur les réseaux sociaux : dans la nuit de samedi à dimanche, une pluie de missiles balistiques s’abattait sur Erbil, la capitale de la région autonome du Kurdistan irakien (GRK).

Et si les attaques à la roquette de la part des milices chiites irakiennes sur les positions américaines dans le nord de l’Irak sont assez habituelles, au moins une trentaine ont été dénombrées en 2021, cette offensive a surpris par son ampleur, orientant immédiatement les suspicions vers l’Iran voisin.

Des doutes vite confirmés avec la revendication de l’acte, le lendemain, par les Gardiens de la révolution. Restent des questions essentielles : pourquoi maintenant, et surtout, pourquoi Erbil ?

Représailles contre Israël, la région autonome kurde d’Irak symboliquement visée

Des représailles contre Israël …  C’est, du moins, la version officielle des Pasdaran iraniens, qui ont affirmé dimanche avoir ciblé " par un missile le centre stratégique de la conspiration et du mal sioniste ", comprendre un centre du pouvoir et du renseignement israélien dans la région.

Une théorie qui aurait un sens, puisque cette offensive intervient moins d’une semaine après la mort de deux gradés des Gardiens de la révolution, tués en Syrie par une frappe israélienne.

Et si les autorités kurdes d’Irak ont nié la présence de toute structure israélienne, pour Téhéran, la collaboration du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) avec l’État hébreu ne fait aucun doute.

Il faut dire qu’Israël lorgne depuis des années ce bout de territoire autonome stratégique : allié des Américains, non arabe, résolument tourné vers le libéralisme et surtout aux portes de l’Iran, le GRK représente aux yeux des Israéliens le proxy idéal. Une manière également symbolique de donner le change à l’Iran, fort de la présence du Hezbollah à la frontière nord israélienne. En septembre 2017, l’État hébreu a d’ailleurs été le seul pays à soutenir le référendum d’indépendance du GRK.

Et si, dans les arcanes du pouvoir kurde, il se murmure timidement qu’Israël a bel et bien pris pied modestement dans le territoire autonome, il est exagéré – ou du moins prématuré – d’affirmer que ce territoire est tombé, purement et simplement, entre leurs mains.

Néanmoins, le Kurdistan irakien est devenu une plaque tournante pour toutes les agences de renseignement, de la CIA au MIT turc, en passant par le MI6 et, bien sûr, le Mossad.

Ainsi, en frappant la région, que la cible fut le consulat américain ou, comme l’a affirmé le département d’État US un magnat local du pétrole, c’est avant tout aux Kurdes d’Irak qu’est adressé un message fort. Et ce n’est pas le premier : en janvier 2020, le GRK avait déjà été visé suite à la mort de Kassem Soleimani.

Les négociations sur le nucléaire iranien en question

Si Israël perçoit la présence de Pasdaran en Syrie comme un danger, un éventuel accord sur la question du nucléaire iranien représente pour l’État hébreu une menace existentielle. “Gagner du temps, gagner des milliards grâce à la levée des sanctions, continuer de tromper le monde entier et faire avancer secrètement leur programme nucléaire”, expliquait le ministre israélien des Affaires étrangères Yair Lapid, lors de sa tournée européenne en novembre.

Pas étonnant, dans ce contexte, que les évolutions positives rapportées de Vienne ces derniers mois inquiètent au plus haut point, du côté de Tel-Aviv. Une tension qui se manifeste sur le terrain par la volonté israélienne de maintenir des fronts ouverts, notamment en Syrie.

L’entrée en jeu de la Russie, le 5 mars, rebat les cartes : frappé par des sanctions occidentales après l’invasion de l’Ukraine, Moscou a réclamé aux Américains la garantie que ces mesures de rétorsion n’affecteraient pas sa coopération économique avec la République islamique. Depuis, la situation est au point mort.

Si, officiellement, l’Iran regrette fortement le blocage russe – qui n’est effectivement pas à son avantage –,  il n’en demeure pas moins que le rapprochement stratégique opéré ces dernières années entre les deux pays a toute son importance. Moscou a d’ailleurs joué un rôle crucial dans l’application du pacte de 2015 sur le nucléaire, en recevant des tonnes d’uranium enrichi en provenance de Téhéran.

Alors, la Russie est-elle réellement un poids pour l’Iran dans ce dossier ?

La réponse appelle à la prudence. Du côté des Mollahs, même les franges les plus radicales laissent entendre leur désarroi, pour ne pas dire leur colère face à la stratégie russe.

En effet, avec ce blocage, ces derniers semblent vouloir s’assurer, d’une part, de pouvoir profiter de l’éventuelle future ouverture économique iranienne, et d’autre part, que l’Occident n’aille pas chercher le gaz qui lui fait désormais défaut auprès de la République islamique. Un scénario inimaginable il y a encore quelques années, et pourtant : l’Iran possède la seconde réserve mondiale en la matière de gaz, derrière la Russie, mais bien devant le Qatar.

Dans ce contexte, Téhéran a toutefois pris bonne note des maigres réactions occidentales apportées à l’invasion en Ukraine. La toute-puissance – du moins pour l’heure – d’une Russie de plus en plus isolée compte ainsi de manière significative dans le rapport de force, et pourrait contribuer à désinhiber encore plus la République islamique.

La perte d’influence en Irak

C’est l’enseignement majeur des élections qui se sont déroulées en octobre dernier : en Irak, les forces loyales liées à l’Iran sont sur le recul.

Et si la République islamique reste néanmoins un acteur dominant chez son voisin, l’alliance formée autour de Sadr; formé des chiites souverainistes, des Kurdes du PDK, et des partis sunnites; est une source d’inquiétude pour l’Iran.

En effet, le régime des Mollahs voit l’Irak comme une arène cruciale de sa politique étrangère. Conséquence, les forces qui lui sont loyales ont multiplié les attaques contre des cibles, qu’elles soient kurdes ou sadristes. Face à cette situation difficile – pour ne pas dire à ce camouflet–, il faut s’attendre à ce que la République islamique maintienne une pression de tous les instants afin de ne pas se faire mettre définitivement hors-jeu. Préserver ses intérêts passe donc, pour Téhéran, autant par des intimidations politiques que militaires.

Ainsi, les frappes sur Erbil peuvent également être vues comme un moyen de passer à la vitesse supérieure : cette fois-ci, il ne s’agit plus d’attaques “routinières” de faible intensité, mais d’une opération transnationale d’envergure, en guise d’avertissement.

Le Kurdistan irakien, futur épicentre des tensions ?

Quelles que soient les justifications apportées à ces attaques, il y a fort à parier que Téhéran intègre toutes ces équations dans ses calculs. Dans un contexte troublé, où le monde peine encore à évaluer l’immensité des répercussions liées à l’invasion russe en Ukraine, Téhéran entend ainsi montrer sa détermination à rester au centre des préoccupations régionales et internationales. Le message est clair : la République islamique conserve un pouvoir de nuisance important.

S’il est bien difficile de savoir si cette offensive sera suivie d’autres, il y a néanmoins fort à parier que le Kurdistan irakien sera le théâtre d’éventuelles futures attaques. Le territoire autonome, ni totalement intégré dans un État fort, ni totalement indépendant, serait ainsi victime de ses faiblesses et pris en tenaille dans les rapports de force régionaux. Que les griefs iraniens soient dus à des pertes en Syrie, à des contrariétés sur l’accord nucléaire ou à un déclin de son influence en Irak, Erbil s’impose, bien malgré elle, comme une cible de choix, attaquable à souhait sans que cela crée de confrontation militaire irrémédiable.