Dans nombre de cités antiques qui abritaient des sources thermales, les pièces de la monnaie locale portaient la figure de la Gorgone. D’après les spécialistes, comme les sources étaient perçues comme des orifices du monde souterrain, ceci semblait devoir se rapporter à l’existence d’un culte local où elles étaient associées à des rites religieux en l’honneur des divinités du royaume des ombres – divinités qui terrorisent, figent de peur ou pétrifient les autres fantômes ou personnes présentes. Au cours de ces cérémonies, le célébrant portait le masque de la Gorgone, performant par ce fait l’apparition d’un démon chtonien. Cette appartenance de la Gorgone au monde des morts explique du reste la présence de têtes de gorgones sur des monuments funéraires. Cette théorie a été reprise et développée par Jean-Pierre Vernant, dans La Mort dans les yeux: le masque aurait pour fonction de traduire "l’extrême altérité, l’horreur terrifiante de ce qui est absolument autre, l’indicible, l’impensable, le pur chaos" (Hachette, 1985, p. 12). La monstrueuse laideur de Méduse et son regard pétrifiant en font alors une représentation de cet autre qui terrifie: "Regarder Gorgô dans les yeux c’est se trouver nez à nez avec l’au-delà dans sa dimension de terreur" (p. 82), écrit encore Vernant. Le mythe de Persée qui parvint à trancher la tête de Méduse décrit donc cette lutte pour se dégager de l’indifférenciation dont tous les hommes procèdent, où ils retournent après la mort, et qui menace de les engloutir. Le récit mythique et sa réactualisation dans le rituel ont donc pour fonction, comme toujours, de permettre à la société de maîtriser une angoisse archaïque, celle que l’on éprouve ici devant l’altérité de la mort, ou aussi devant la sexualité, qui n’en est que l’envers.

Caravage, Méduse, 1597 – 1598, Huile sur toile de lin, montée sur bouclier en peuplier, 60 cm × 55 cm, Musée des Offices, Florence

Car Gorgone est également une figure de la sexualité terrifiante, c’est en tout cas ce que Freud tente de démontrer dans un article de 1922 intitulé La Tête de Méduse, publié à titre posthume et où il s’interroge sur la sexualité féminine. Il propose une interprétation du mythe selon laquelle la décapitation de Méduse serait une représentation de la castration. La terreur inspirée par Méduse serait donc le reflet du complexe de castration. Ce complexe est suscité chez le jeune garçon lorsque la vue des organes génitaux féminins qu’il n’était pas censé voir ni regarder, ceux de sa mère en l’occurrence, lui donne à comprendre le fait que les femmes n’ont pas de pénis. Le visage de Méduse serait donc la représentation fantasmée d’un sexe féminin, représentation angoissante il faut le reconnaître, puisqu’elle dit aussi que la menace de castration est bien réelle. Méduse est donc aussi la mère castratrice qui rend impuissant, mère phallique (le grouillement de serpents qui ceint son visage opère comme un substitut du phallus) dont on va devoir couper la tête pour conjurer l’horreur de l’inceste, c’est du moins ainsi que le mythe de Persée s’offre à l’interprétation: étant celui qui a osé affronter le regard du sexe maternel, a réussi à le couper et à l’exhiber comme un trophée pour, ensuite, revenir délivrer Andromède, Persée serait ainsi le héros qui instaure le tabou de l’inceste. De cette façon, le mythe de Persée s’inscrit dans les mythes de passage de l’enfance à l’âge adulte.

Benvenuto Cellini, Persée tenant la tête de Méduse, 1554, Bronze munumental, 385 × 750 c, Florence – Loggia del Lanzi.

Reprenant ces propos dans "Le Clivage du moi" (1938), Freud associe ensuite la possibilité d’une fascination à l’effroi initialement décrit car, dit-il, la vue de Méduse "apporte également au spectateur une consolation puisque la pétrification, le devenir rigide, signifie érection". Les serpents sur la tête de Méduse, en dépit de la peur qu’ils suscitent, contribueraient donc à mitiger l’horreur, en tant que substituts symboliques du pénis, dont l’absence était précisément source d’angoisse. Le devenir rigide apporte consolation et satisfaction au spectateur qui s’assure de l’existence de son pénis en devenant lui-même rigide. La tête coupée est à la fois le signe de la victoire sur la mère que l’enfant pensait phallique (il lui a coupé son phallus), mais aussi le signe qu’il possède cet objet qu’il pensait pouvoir perdre lui aussi dans son fantasme.

Damien Hirst, The Severed Head of Medusa, 2017, Or et argent, 32 × 39,7 × 39,7 cm, Collection Pinault.

Quant à Athéna, ornant son égide de la tête de Méduse, elle devient en conséquence une femme inaccessible qui repousse tout désir sexuel en portant (symboliquement) les organes génitaux de la mère. Le sexe féminin dont se barde Athéna est loin d’être un sexe faible. Le pouvoir de Méduse s’introduit ainsi dans le panthéon de Zeus comme symbole de la force militaire d’Athéna, effrayant tous les opposants à la volonté de celle-ci. Cela serait tout à fait de nature à alimenter une lecture féministe, si ce n’est que la critique féministe justement reproche à l’essai de Freud de se limiter à la perspective du regard masculin et dénonce un processus mettant les lectrices en situation de devoir s’identifier à Persée, alors que ce dernier s’est approprié le pouvoir de Méduse.

Carlos Schwabe, Méduse, 1895.

Dans un essai intitulé Le Rire de la Méduse (1975), Hélène Cixous ironise sur les théories freudiennes, plaidant en faveur de la libération des femmes à l’égard du discours masculin. Sa thèse entraînera tout un courant de recherches féministes qui dénoncent le mythe comme un récit phallocentrique qui eut pour effet de pervertir l’image d’une déesse qui était honorée dans la culture matriarcale. Récusant le mythe de la femme dangereuse incarnée par Méduse, ces recherches font état d’un discours où les femmes puissantes sont imaginées comme une menace à la conquête et au contrôle masculins. La représentation de Persée tenant la tête de Méduse par Benvenuto Cellini (1554) aurait d’ailleurs voulu mettre en garde contre le pouvoir politique croissant des femmes en Italie. Toujours présente dans la culture contemporaine, la figure de Méduse est revendiquée comme un puissant symbole de pouvoir par le courant féministe. Ainsi, la représentation typique de Méduse avec des serpents dans les cheveux sert également à caricaturer des femmes arrivées à une importante position de pouvoir politique ou médiatique, comme ce fut le cas pour Hillary Clinton lors de la campagne pour l’élection présidentielle américaine de 2016. Cristallisant cette menace, celle du pouvoir des femmes, la figure de Méduse est la cible de ceux qui tentent de diaboliser l’autorité des femmes. Ces recherches suggèrent enfin que la culture patriarcale a fait de Méduse – et par extension de toutes les femmes – l’objet du regard masculin afin d’éviter que les hommes ne soient eux-mêmes réifiés par le regard de Méduse.

Arnold Böcklin, Méduse, vers 1890

En 2008, le sculpteur argentin Luciano Garbati représente Méduse ayant à la main la tête coupée de Persée qui incarne ici le pouvoir patriarcal, inversant ainsi radicalement la perspective traditionnelle notamment représentée par Benvenuto Cellini, afin de traduire la rage des femmes victimes d’agressions sexuelles et de dénoncer de fait le propos misogyne qui se développe autour de ces représentations. Rappelons tout de même que l’histoire de Méduse avant sa transformation est racontée dans Les Métamorphoses d’Ovide: étant à l’origine une belle jeune femme dotée d’une magnifique chevelure, Médusa est désirée par de nombreux prétendants. Comme elle avait fait vœu de servir Athéna, elle était considérée comme inaccessible aux hommes qui la poursuivaient. Poséidon toutefois la trouve dans le temple d’Athéna et la viole. Offensée par la violation de son temple sacré, Athéna punit Médusa en transformant ses tresses en serpents et en lui donnant le pouvoir destructeur de transformer en pierre toute personne qui la regarde. C’est donc la victime, plutôt que le violeur, qui avait été punie par Athéna. Victime d’une double injustice, Méduse incarne, au regard du discours féministe qui se réapproprie le mythe, une tradition de la justice biaisée et bafouée.

Luciano Garbati, Medusa With The Head of Perseus, 2008, argile, résine et fibreglass, 2 mètres

 

Abonnez-vous à notre newsletter

Newsletter signup

Please wait...

Merci de vous être inscrit !