Dans Le grand remplacement ou la politique du mythe, Pierre André Taguieff se fait l’archéologue d’un thème dont l’écrivain Renaud Camus serait l’inventeur. Faux ! Un concept qu’il a en fait popularisé. Multiforme, cette idéologie raciale est vieille de plusieurs siècles, et elle s’invite durablement dans le débat public international. Mais à qui s’adresse ce livre d’une extraordinaire érudition et qui nous saisit d’effroi, tant il est difficile de laisser traîner son esprit relativement sain dans l’univers de cette fange immonde ? Certainement pas au quidam – 60 % de la population française paraît-il ! – qui est persuadé, in fine, et comme le dit Louis-Ferdinand Céline : “que le Blanc va se faire enculer.”

Et puis Céline vint…

C’est presque devenu un marronnier. Faut-il rééditer les pamphlets de Louis-Ferdinand Céline, écrivain iconique des Français qui se croyaient naguère colonisés par la vermine “négro-judéo-bolchévique” ? En 2017, sa veuve, Lucette Destouches, alors âgée de 105 ans, avait enfin accepté que Bagatelles pour un massacre (1937), L’École des cadavres (1938) et Les Beaux Draps (1941) fassent l’objet de cette fameuse réédition, surtout réclamée par les éditions Gallimard. En 2018, dans une tribune du Monde, Pierre-André Taguieff (auteur de Céline, la race, le juif, Fayard, 2017) y était favorable, à la condition expresse que ces textes toxiques fassent l’objet – comme ce fut le cas avec le Dossier Rebatet chez Bouquins ou Mein Kampf chez Fayard – d’une analyse critique réalisée par une équipe pluridisciplinaire d’historiens compétents dans chacun des domaines soulevés par cette vomissure de conneries insondables. En 2018, au micro d’Europe 1, Serge Klarsfeld professait une étonnante mise en garde : “C’est extrêmement dangereux car ces pamphlets sont très talentueuxAucun appareil critique ne tient le coup devant le torrent célinien (…) Il est intolérable et inacceptable qu’une maison d’édition " respectable " puisse rééditer ces écrits “.
Alors quel intérêt d’une réédition puisque tous ces textes nauséabonds sont largement disponibles sur Internet depuis de très nombreuses années ? Les admirateurs de l’écrivain les ont déjà lus, et ils ne changeront en rien leur culte aveugle pour celui qu’ils s’attachent – de l’extrême droite jusqu’à l’extrême gauche, mais pas pour les mêmes raisons – à considérer comme un écrivain maudit et un martyr de la littérature, lui qui écrivait à sa femme en 1946, alors que l’on découvrait les camps d’extermination : “Le persécuté, c’est moi.” Au risque de largement déplaire, je laisse Céline pour un poissard, l’incarnation absolue de la haine, de la glorification du nazisme et du racisme, et même Robert Brasillach – qui sera pourtant condamné à mort à la Libération – refusait de publier ses états d’âme dans Je suis partout. Il est vrai que les deux hommes ne s’aimaient pas. En 1939, il lui écrit : “Je suis raciste et hitlérien, vous ne l’ignorez pas, je trouve que l’alliance anglaise est une farce mortelle !”
Il était important que Pierre-André Taguieff consacre à Louis-Ferdinand Céline un chapitre entier de son livre, car il avait une vision eschatologique de la race blanche grâce à ce style percutant qu’on lui connaît, et avec lequel il se rapproche tant du vulgum pecus :

Quand tout sera plus que décombres, le nègre surgira, ça sera son heure, ça sera son tour, peut-être avec le tartare. Le nègre, le vrai papa du juif, qu’a un membre encore bien plus gros, qu’est le seul qui s’impose en fin de compte, tout au bout des décadences. Y a qu’à voir un peu nos mignonnes, comment qu’elles se tiennent, qu’elles passent déjà du youtre au nègre, mutines, coquines, averties d’ondes…

Louis-Ferdinand Céline – " Les Beaux draps ", 1941.

Pour Céline, il ne fait aucun doute que la race blanche va disparaître. À ses yeux, l’homme blanc est déjà mort à Stalingrad. D’aucuns le considèrent comme un prophète, encore faut-il vraiment s’entendre sur la véritable définition du prophète qui signifie : “interprète d’un dieu”. Laissons à ses admirateurs l’illusion de le croire. Je lui accorde toutefois deux qualités, celle de ne jamais cacher sa nullité sous une apparence de profondeur et celle d’être un vaticinateur, uniquement sur ce point précis : “La merde a de l’avenir. Vous verrez qu’un jour on en fera des discours“. Il avait bien anticipé Éric Zemmour ! De toute façon, et c’est un comble, il l’aurait – plus que tout – exécré !

Pénaliser le grand remplacement ?

L’âme humaine a une incroyable propension à passer de l’intelligence à la médiocrité. Mais cette dernière a infiniment plus de force. Elle déborde de tous les côtés. Elle est indéracinable, incurable, et nous avons sans cesse besoin de nous y tremper afin de retrouver notre plénitude. La médiocrité n’a pas d’ennemi, et sa nouvelle arme dont nous avons tant entendu parler durant la dernière élection présidentielle, s’appelle donc “le grand remplacement” ! En fait Gobineau avait raison sur un point : “La dégénération est un processus de médiocrisation, c’est-à-dire d’égalisation croissante.” Les Français qui portent foi à ce grand remplacement sont évidement dans un processus égalitaire de médiocrisationCar désormais, le grand remplacement n’est plus qu’un vague concept. Il tue. Le 15 mars 2019, un Australien de 28 ans, Brenton Tarrant, admirateur du terroriste norvégien Anders Breivik, met en ligne un manifeste de 78 pages, The Great Replacement. Il se rend dans deux mosquées de Christchurch (Nouvelle Zélande) et fera 51 morts et 40 blessés. Quelques mois plus tard, s’inspirant de Tarrant, Patrick Cruisius poste une note de quatre pages sur l’invasion hispanique du Texas ; 22 personnes sont tuées à El Paso. Le 14 mai dernier, un jeune suprémaciste blanc d’à peine 18 ans, se référant à son tour au grand remplacement et prônant l’écofascisme – “Sauvez les arbres, pas les réfugiés” – abat dans un supermarché 10 Afro-Américains, en blessant 3 autres. Déjà en 2015, Dylann Roof, un jeune suprémaciste blanc de 21 ans avait froidement abattu 9 Afro-Américains qui l’avaient accueilli pour une séance d’étude sur la Bible dans leur église. Il a été condamné à la peine de mort. En sus de l’horreur de tels actes, nous sommes choqués par la jeunesse des terroristes, ce qui démontre l’influence terrifiante que peuvent avoir les discours haineux sur les plus fragiles, et les drames qui en découlent. Nicolas Lebourg a raison de qualifier cette idéologie de “mortifère”, car elle porte en son sein le risque d’un choc des civilisations (terme que j’emprunte à Samuel Huntington) et le virus d’une violence qui commence à sourdre et dont l’Europe risque de faire les frais : “Avec la crise des migrants et le 13 novembre, il y a eu un tournant. Le Grand remplacement s’est répandu dans le monde et a nourri l’accelérationisme : l’idée qu’une guerre raciale a commencé et que la seule chance de survie des blancs est d’augmenter les violences”. (Nicolas Lebourg – entretien donné au Monde) Sa banalisation médiatique est dangereuse. Éric Zemmour politise cette dystopie comme le démontre Pierre-André Taguieff, et il serait temps d’avoir le courage de légiférer afin de l’interdire, au même titre que le sont le négationnisme ou l’apologie du terrorisme. Comme l’a dit Jean Jaurès : “le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire.” À l’heure où j’écris ces lignes, la Cour Européenne des droits de l’homme a confirmé la condamnation d’Éric Zemmour pour “provocation à la discrimination et haine religieuse.” Il avait écrit en 2016 que la France “vivait depuis trente ans une invasion“, et que se jouait une lutte pour “islamiser le territoire“. Selon lui, les musulmans devaient faire le choix entre “L’islam et la France“. C’est un excellent début.

L’impossible conclusion

Au grand remplacement s’oppose désormais le terme de “créolisation du monde”, popularisé par l’écrivain Édouard Glissant (1925-2011), argument que va asséner Jean-Luc Mélenchon à Éric Zemmour, le 23 septembre 2021 lors d’un débat télévisé : “L’assimilation ? Ça n’existe pas. Ce qui existe, c’est la créolisation.” Ce concept d’hybridation heureuse est-il la solution ? Pierre-André Taguieff n’en est pas convaincu :

Des synthèses magiques séduisantes surgissent donc dans l’espace idéologique. Le mélangisme égalitaire est une synthèse magique aussi instable que le diversitarisme (ou le différentialisme) égalitaire. Il se traduit par le mythe de l’unité-uniformité finale du genre humain dans et par le mélange (…) Mais cette dimension mythique se double d’une dimension utopique, orientée par des rêves de pureté et de perfection.

Ce serait une utopie de penser que l’on s’affranchira du racisme en encourageant la “créolisation” de la société. On ne peut pas faire d’un peuple ce qu’il ne veut pas être, pas plus qu’on ne changera ceux qui sont persuadés que l’Occident subit un génocide ethnique. Ces derniers sont à jamais irrécupérables : “Plus une pierre tombe de haut dans la vase, plus elle s’enfonce profondément, et s’il s’agit d’une âme, elle disparaît au point qu’on ne la retrouve jamais” (Maurice Magre, Les Colombes poignardées, 1918).
Homère a dit : le “néant est la race des hommes” ; ce sont en réalité nos actions qui font notre race. Comme l’a dit le grand sage Peul et maître soufi Tierno Bokar : “N’aimer que ce qui nous ressemble, c’est s’aimer soi-même, ce n’est pas aimer”. C’est en ayant les bons arguments que nous pourrons combattre le mythe du “grand remplacement.” Ils se trouvent dans l’excellent ouvrage de Pierre-André Taguieff. Alors, nous serons en mesure d’afficher le plus grand mépris face aux sectateurs de cette jobarderie. C’est notre meilleure capacité de résistance. Surtout pas du dédain, car ce dernier se nuance de pitié, mais du mépris qui s’emplit d’horreur…

Pierre-André Taguieff, Le grand remplacement ou la politique du mythe, Éditions de l’Observatoire, 02/11/2022, 23€.

Le grand remplacement ou la politique du mythe