Après une maîtrise en sciences économiques et une maîtrise de droit privé, Georges Soler a dirigé une entreprise familiale sans grand enthousiasme. Il a abandonné ce projet pour créer un cabinet de ressources humaines et son travail l’a amené à approfondir ses connaissances par un diplôme du troisième cycle en droit comparé des pays francophones et droit musulman à Perpignan. Il a occupé également le poste de président du conseil des prud’hommes de Perpignan pendant plusieurs années. Sa passion pour l’histoire et l’écriture l’a poussé à écrire deux ouvrages très prenants sur l’histoire du christianisme primitif et trois autres sur les grands événements de la chrétienté en rapport direct avec la Catalogne du Nord qui ont suscité de vives polémiques. Dans cet entretien accordé à Ici Beyrouth, nous nous sommes focalisés sur l’œuvre de l’écrivain, particulièrement sur ses ouvrages Alexandre VI: le pape catalan, Controverses et réalités et Une biographie décryptée de Jésus de Nazareth.

Vous avez écrit un livre sur Alexandre VI Borgia, le pape qui a fait le régal des séries télévisées américaines qui se sont attardées sur sa réputation sulfureuse en Occident. Vous avez montré qu’il avait de grandes qualités, ce qui constitue la puissance du livre. Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce livre?

J’ai écrit ce livre pour montrer que c’était un grand pape et point la caricature exploitée dans les séries américaines. Il avait été vice-chancelier, une sorte de Premier ministre sous cinq papes. Cela avait commencé avec son oncle Calixte III, puis il a été le vice-chancelier de Paul II, puis de Sixte IV, ensuite d’Innocent VIII. Que les six papes l’aient pris pour chancelier, cela implique indubitablement qu’il possédait de très grandes qualités, tant politiques que religieuses. Pourquoi, alors a-t-il récolté une si mauvaise réputation? Le point essentiel c’est qu’il fut le prédécesseur De Jules II. Ils se détestaient et, pendant tout le pontificat d’Alexandre VI, Giulianni Della Rovere essayait de le contrecarrer et poussait les Français à faire la guerre d’Italie. Il faut savoir que lors de l’élection d’Alexandre VI, Giulianni Della Rovere, qui s’attendait à être élu, dut attendre son tour. Ainsi, quand Alexandre VI est décédé, Jules II a tout fait pour noircir sa mémoire jusqu’à fermer ses appartements où personne ne pouvait plus y aller. Il était détesté également par les cardinaux italiens auxquels il avait supprimé des avantages, tels que les fausses donations aux neveux. Du temps de leur vivant, ils faisaient des pseudo-donations qu’ils ne mettaient pas en œuvre. Alexandre VI a mis un terme à ces abus. Avec son fils, il a mis au ban un certain nombre de nobles Italiens, reprenant les fiefs qu’ils avaient accaparés injustement. Et surtout, il vivait à Rome et n’était entouré que de Valenciens et de Catalans. Toutes les fonctions importantes étaient tenues par eux! Il n’y avait ni Français, ni Italiens et les deux nations ne pouvaient l’admettre puisque c’était elles qui tenaient l’Église depuis des siècles. Des écrivains italiens ont écrit contre lui, ce qui a été repris par les Français de l’époque. Les historiens un peu plus tard, ne sont pas allés plus loin. Par exemple, on lui reproche ses enfants, mais on ne se rappelle pas les enfants de ses prédécesseurs: par exemple, Paul II avait eu quatre enfants; Sixte IV en avait eu deux; Innocent VIII, celui qui l’a précédé directement, sept enfants; et son successeur, le fameux Jules II qui passe pour un grand pape, avait eu trois enfants. Il faut préciser que c’était une pratique courante à la Renaissance où tout le clergé, tous les évêques avaient des femmes qui partageaient leur vie au vu et au su de tout le monde. Cette dérive était même arrivée dans les monastères. Donc, comme ils étaient italiens, on ne leur reproche rien. Il y a beaucoup de points positifs que j’ai relevés de son pontificat cités dans le livre.

Mais Alexandre VI est mal vu par tout le monde, y compris par le pape Benoit XVI qui vient de décéder. Pourquoi avez-vous voulu le réhabiliter? Seriez-vous tenté par les missions quasi-impossibles, ou le fait qu’il soit catalan a touché une corde sensible en vous?

Comme il était catalan, je me suis intéressé à lui. Les autres ont dû passer outre ses réalisations, notamment le pape Jules II qui s’est évertué à noircir sa réputation. J’aimerais en rappeler certaines. Il a été d’un grand secours pour les juifs en Italie, qui furent expulsés d’Espagne en 1492 par les rois catholiques. Il a su venir à bout des outrances de Savonarole qui était une sorte d’"Ayatollah" catholique puissant et extrémiste, or en Orient vous savez bien ce que signifie un Ayatollah. En Europe, c’était un dominicain exalté qui œuvrait pour une purification totale et avait imposé le bûcher des vanités à Florence dans lequel beaucoup d’œuvres artistiques furent dévastées. Des chefs-d’œuvre littéraires et artistiques de la Renaissance florentine furent incinérés ainsi que des œuvres de Boticelli, que l’artiste a lui-même apportées. Rodrigo Borgia s’est montré subtil avec les évolutions de la Renaissance et les évolutions théologiques où il a introduit un peu de platonisme, notamment avec Pic de la Mirandole, qui avait été excommunié par le pape précédent Innocent VIII. Même ses pires détracteurs ne lui ont rien reproché du point de vue doctrinal. Par ailleurs, il a joué un rôle moteur dans la conquête de l’Amérique par l’Espagne. Il a bien compris que les Espagnols n’étaient pas arrivés en Asie comme ils le croyaient, pas plus qu’en Inde ou en Chine, qu’ils étaient donc dans des territoires inconnus. Il a poussé les Espagnols à revenir et à envoyer des missionnaires. Pour que ce développement de la chrétienté puisse se faire dans le monde entier, il a été à l’origine du traité de Tordesillas entre le Portugal et l’Espagne, car le Portugal avait pris de l’avance et avait commencé à conquérir le sud de l’Afrique et une partie de l’Inde. Les Portugais avaient obtenu une bulle d’un pape précédent, Nicolas V, qui leur donnait le monde connu. Alexandre VI avait su naviguer et découper le monde de manière différente, pour que le Portugal et l’Espagne puissent conquérir le monde dans le sens de l’apport du christianisme. Enfin, il a accepté la mise en place de l’ordre des minimes de Saint Vincent de Paul, alors que les papes précédents n’en voulaient pas et préféraient que cet ordre se fonde avec les Franciscains. Donc s’il y a les minimes aujourd’hui, c’est grâce à Alexandre VI.

Le pape Benoît XVI ne l’a pas apprécié puisqu’il faisait l’objet d’une désinformation complète. Personnellement, j’ai eu la chance de connaître un des cardinaux les plus appréciés actuellement. Quand je lui ai parlé de mon livre sur Alexandre Borgia, il a eu une certaine appréhension, mais après avoir lu le livre, il m’a écrit pour me dire qu’il l’avait fortement apprécié.

Pourquoi avez- vous choisi ce procédé narratif: des cousins qui entretiennent un dialogue épistolaire, l’un établi à Perpignan, l’autre entre Florence et Rome, d’autant plus que le contenu de leur correspondance est souvent tiré des documents de l’époque?  

Pour la facilité de la lecture. Ce sont des lettres que s’envoient deux cousins, même trois cousins. Les lecteurs peuvent lire une lettre ou une autre, revenir sur une plutôt que sur une autre, selon leur thématique de prédilection, sans avoir à se soucier de tout ce qui a précédé puisque chaque lettre s’articule autour d’une problématique différente. Ça permet de ne pas être trop lié à l’histoire brute. En d’autres termes, c’est bien fragmenté, bien cadencé.

Vous avez écrit Une biographie décryptée de Jésus de Nazareth. Quel était l’objectif de ce livre? Comment avez- vous procédé? Sur quoi vous vous êtes fondé pour réaliser cette biographie?

C’est un livre purement historique, il ne comporte rien de théologique. Pas de doctrine dans ce livre. Je suis parti du principe de Nicée où Jésus est à la fois Jésus homme et Jésus Dieu. Je m’en suis tenu à la partie Jésus homme. Je me suis focalisé sur les techniques rédactionnelles de l’époque, notamment celles de la gemmatrie. Souvent les historiens actuels font de l’anachronisme, c’est-à-dire qu’ils interprètent l’Évangile avec l’esprit du XXe ou du XXIe siècle, ou du XIXe. Je me suis plongé dans la vie de l’Antiquité sans me laisser influencer par les livres des historiens du Moyen-âge et de la Renaissance qui ont fait une sédimentation de la doctrine. Qu’est-ce que la gemmatrie? C’est le rédacteur qui joue entre les notions de lettres et les notions de chiffres. Il exprime secrètement des idées et les traduit de deux manières différentes, contradictoires ou complémentaires en jouant sur les nombres et sur les lettres. C’est une technique essentielle pour lire deux des Évangiles majeurs, celui de Mathieu et de Jean. Mathieu s’est servi d’une gemmatrie juive basée sur l’alphabet hébraïque. Mathieu a copié de très nombreuses fois Isaïe qu’il a traduit par la gemmatrie dans son Évangile. Grâce à la gemmatrie, on comprend que c’est une redite d’Isaïe, mais transformée. Saint Jean s’est servi de la gemmatrie grecque. Il dit par exemple dans la pêche miraculeuse qu’il y avait 153 poissons. Pourquoi précise-t-il ce chiffre et pas un autre? Si on fait de la gemmatrie, on a la réponse exacte que veut signifier Saint-Jean. Certes, on la trouve dans mon livre. Je me suis penché également sur le Talmud qui contient un grand nombre d’anecdotes. C’est une technique narrative très difficile à lire et peu ouverte aux catholiques et les allusions qu’on y trouve sont évasives et exigent des interprétations très compliquées. Concernant le procès de la Passion de Jésus, le Vendredi saint, j’ai étudié le droit pénal hébreu en vigueur à l’Antiquité et j’ai confronté les accusations portées contre Jésus dans le Talmud et les réponses faites dans l’Évangile et j’ai pu rétablir un procès normal. Je suis revenu donc à un principe juridique de base qui reste le même dans toutes les époques, qui stipule qu’on ne peut faire un procès sans le principe du contradictoire. Que dit l’accusateur? Que dit le défendeur?

Et vous pensez que la gemmatrie est suffisante ou assez fiable comme moyen d’interprétation de la biographie de Jésus?

La gemmatrie n’est pas un moyen suffisant pour interpréter la vie de Jésus-Christ, mais c’est l’élément le plus important pour interpréter les Évangiles écrits notamment par Mathieu et Jean, un peu moins par Luc. Elle sert à déchiffrer des écrits, mais pas la vie de Jésus. Les disciples ont retranscrit la vie de Jésus par rapport à une forme narrative, qui existait dans l’Antiquité et pour bien comprendre leur narration, il faut se mettre dans la peau des lecteurs de l’Antiquité et pas dans ceux du XXIe siècle. La vie de Jésus est inchangée, qu’on la lise dans un siècle ou dans un autre, mais la manière de la regarder doit être appréhendée suivant les normes de l’Antiquité.

Lors de nos discussions, j’avais compris que vous étiez athée, ou plutôt agnostique. Or vos livres s’intéressent à la religion chrétienne et aux papes de l’Église catholique. Comment expliquez-vous ce paradoxe?

Je ne suis pas athée, mais plutôt agnostique, ce qui est légèrement différent. L’écrivain et le philosophe dont les livres figurent à mon chevet, c’est bien Voltaire. Je me mets donc dans la peau de Voltaire sans me prendre pour lui, juste pour souligner l’envergure de son influence sur moi. De même, j’ai fait mes études dans une école catholique, chez les pères lassaliens qui nous ont appris l’esprit critique, l’analyse des Évangiles et la lecture des Lumières. J’ai lu les Évangiles avec l’éclairage des Lumières. Voltaire avait dit que les religions et les guerres étaient souvent irrationnelles, mais que ça faisait partie de la nature humaine et qu’on ne pouvait pas s’en passer. J’y crois fermement. Là je suis en train d’écrire mon sixième livre relatif à la Révolution française dans le Roussillon et la guerre de 93 contre L’Espagne qui s’est déroulée en Roussillon. Je suis tombé sur la Constitution civile du clergé qui est un élément très important de la Révolution, une loi de 1790 désapprouvée par le pape et qui a fait perdre la guerre d’Espagne aux troupes révolutionnaires, car les Catalans l’ont pris comme une guerre de religion.

Vous avez écrit un autre livre sur Le grand schisme d’Occident, sur une autorité pontificale, Benoît XIII considéré comme un antipape, dans L’Âge du changement 1380-1417. Comment est né ce désir d’écrire sur les papes de l’Église catholique? Et qu’avez- vous voulu démontrer dans ce livre?

J’ai écrit sur le grand schisme d’Occident, car un des papes qui a mené ce grand schisme, Benoît XIII, tout en étant aragonais, vivait toujours en Catalogne et s’est toujours appuyé sur les Catalans, tout comme le pape Alexandre VI d’ailleurs. Avec Saint Vincent Ferrier qui était valencien comme Alexandre VI Borgia et Sigismond, ils sont à l’origine d’un certain nombre d’événements qui ont eu lieu à Roussillon, plus précisément à Perpignan: le concile en 1408 et un grand sommet international en 1415 avec l’empereur germanique Sigismond. À la suite de ce grand sommet à Perpignan, on a mis un terme au grand schisme d’Occident, quand la couronne aragonaise a signé avec Sigismond qu’elle participerait au Concile de Constance, c’est-à-dire le concile de réconciliation de l’Église qui a imposé un seul pape, le pape romain.

Mon livre Les Métamorphoses de Bacchus ou l’essor du Christianisme hellénistique traite de la naissance et du développement du christianisme après le retour de Jésus dans la maison du père jusqu’au Ve siècle. Comme je suis un fervent lecteur de Platon et d’Aristote, je me suis rendu compte que l’Évangile de Saint Jean était plutôt platonicien. J’ai fait des recherches sur les premiers propagateurs du christianisme qui se sont avérés pour la plupart platoniciens. Deux écoles au premier siècle se sont opposées violemment: celle de Saint-Paul, qui a voulu convertir l’hébraïsme dans le monde hellénistique, et l’école de Saint Jean ou l’école d’Éphèse qui était platonisante. Je pense avoir pu démontrer que si la religion catholique a de fortes racines hébraïques, elle a quand même été absorbée par une philosophie platonicienne.