Pour le poète autrichien Rainer Maria Rilke, comme pour un grand nombre d’auteurs, leur sentiment de solitude est précieux, c’est une source d’inspiration : " Une seule chose est nécessaire : la solitude. La grande solitude intérieure. Aller en soi-même et ne rencontrer pendant des heures personne, c’est à cela qu’il faut parvenir. Être seul, comme l’enfant est seul… ".

Quelques soient nos efforts pour l’éviter, la solitude demeure présente et nous surprend sans cesse. Elle est là dès la naissance et nous la retrouverons encore plus palpable à notre mort.

Elle peut prendre différentes formes qui, parfois, s’emmêlent : concrète et situationnelle, réelle ou fantasmée, parmi la foule ou en famille, permanente ou occasionnelle, elle peut faire le bonheur ou le malheur de l’être humain. Chacun la reçoit et la vit en fonction de son histoire personnelle, de ses expériences existentielles, des réflexions ainsi que des enseignements qu’il en a retiré. Parviendra-t-on à l’accepter comme élément incontournable de la destinée singulière humaine ? Ou passera-t-on son existence à souffrir de son surgissement au moment même où l’on souhaite sa disparition ? Les expériences, les écrits et les réflexions d’écrivains pourront-ils encourager les lecteurs à emprunter un chemin qui leur apporterait quelque apaisement ?

Je vous propose un bien beau texte intitulé Solitude de Guy de Maupassant dans lequel son compagnon de route (son alter ego probablement) lui fait part d’une prise de conscience qui le supplicie : quoi qu’il fasse, où qu’il se trouve, l’humain se découvre irrémédiablement seul et c’est l’incommunicabilité qui régit les rapports entre les êtres.

" Parmi tous les mystères de la vie humaine, il en est un que j’ai pénétré : notre grand tourment dans l’existence vient de ce que nous sommes éternellement seuls, et tous nos efforts, tous nos actes ne tendent qu’à fuir cette solitude. […] Je sais que rien ne peut la faire cesser, rien, entends-tu ? Quoi que nous tentions, quoi que nous fassions, quels que soient l’élan de nos cœurs, l’appel de nos lèvres et l’étreinte de nos bras, nous sommes toujours seuls. Je t’ai entraîné ce soir, à cette promenade, pour ne pas rentrer chez moi, parce que je souffre horriblement, maintenant, de la solitude de mon logement. À quoi cela me servira-t-il ? Je te parle, tu m’écoutes, et nous sommes seuls tous deux, côte à côte, mais seuls. Me comprends-tu ?

Écoute-moi. Depuis que j’ai senti la solitude de mon être, il me semble que je m’enfonce, chaque jour davantage, dans un souterrain sombre, dont je ne trouve pas les bords, dont je ne connais pas la fin, et qui n’a point de bout, peut-être ! J’y vais sans personne avec moi, sans personne autour de moi, sans personne de vivant faisant cette même route ténébreuse. Ce souterrain, c’est la vie. Parfois j’entends des bruits, des voix, des cris… Je m’avance à tâtons vers ces rumeurs confuses. Mais je ne sais jamais au juste d’où elles partent ; je ne rencontre jamais personne, je ne trouve jamais une autre main dans ce noir qui m’entoure. Me comprends-tu ? "

 Musset s’est écrié :

" Qui vient ? Qui m’appelle ? Personne.
Je suis seul. — C’est l’heure qui sonne.
Ô solitude ! — Ô pauvreté ! "

Gustave Flaubert, un des grands malheureux de ce monde, parce qu’il était un des grands lucides, n’écrivit-il pas à une amie cette phrase désespérante : " Nous sommes tous dans un désert. Personne ne comprend personne. "

Sais-tu quelque chose de plus affreux que ce constant frôlement des êtres que nous ne pouvons pénétrer ? Nous nous aimons les uns les autres comme si nous étions enchaînés, tout près, les bras tendus, sans parvenir à nous joindre. Un torturant besoin d’union nous travaille, mais tous nos efforts restent stériles, nos abandons inutiles, nos confidences infructueuses, nos étreintes impuissantes, nos caresses vaines. Quand nous voulons nous mêler, nos élans de l’un vers l’autre ne font que nous heurter l’un à l’autre.

Je ne me sens jamais plus seul que lorsque je livre mon cœur à quelque ami, parce que je comprends mieux alors l’infranchissable obstacle. Il est là, cet homme ; je vois ses yeux clairs sur moi ! Mais son âme, derrière eux, je ne la connais point. Il m’écoute. Que pense-t-il ? Oui, que pense-t-il ? Tu ne comprends pas ce tourment ? Il me hait peut-être ? Ou me méprise ? Ou se moque de moi ? Il réfléchit à ce que je dis, il me juge, il me raille, il me condamne, m’estime médiocre ou sot. Comment savoir ce qu’il pense ? Comment savoir s’il m’aime comme je l’aime ? Et ce qui s’agite dans cette petite tête ronde ? Quel mystère que la pensée inconnue d’un être, la pensée cachée et libre, que nous ne pouvons ni connaître, ni conduire, ni dominer, ni vaincre !

Ce sont les femmes qui me font encore le mieux apercevoir ma solitude.

Misère ! Misère ! Comme j’ai souffert par elles, parce qu’elles m’ont donné souvent, plus que les hommes, l’illusion de n’être pas seul !

Quand on entre dans l’Amour, il semble qu’on s’élargit. Une félicité surhumaine vous envahit ! Sais-tu pourquoi ? Sais-tu d’où vient cette sensation d’immense bonheur ? C’est uniquement parce qu’on s’imagine n’être plus seul. L’isolement, l’abandon de l’être humain paraît cesser. Quelle erreur !

Plus tourmentée encore que nous par cet éternel besoin d’amour qui ronge notre cœur solitaire, la femme est le grand mensonge du Rêve.

Un poète, M. Sully Prudhomme, n’a-t-il pas écrit :

" Les caresses ne sont que d’inquiets transports,

Infructueux essais du pauvre amour qui tente

L’impossible union des âmes par les corps… " 

Quant à moi, maintenant, j’ai fermé mon âme. Je ne dis plus à personne ce que je crois, ce que je pense et ce que j’aime. Me sachant condamné à l’horrible solitude, je regarde les choses, sans jamais émettre mon avis. Que m’importent les opinions, les querelles, les plaisirs, les croyances ! Ne pouvant rien partager avec personne, je me suis désintéressé de tout. Ma pensée, invisible, demeure inexplorée. J’ai des phrases banales pour répondre aux interrogations de chaque jour, et un sourire qui dit : " oui ", quand je ne veux même pas prendre la peine de parler. "