Par une chaleur de trente-huit degrés nous arrivâmes au village où demeurait Augustine. Dressée dans les hauteurs d’une montagne arborée de pins verdoyants, sa maison blanche aux volets bleus semblait baignée par la lumière du soleil. Majestueuse, nous la découvrîmes depuis les fenêtres baissées de la voiture qui serpentait, rapidement mais sûrement, sur les routes montagneuses, laissant s’engouffrer un vent chaud sur nos visages. La bâtisse en pierres claires se dressa devant nous, solide et accueillante. Un véritable havre de paix dans le chaos de nos existences bouleversées.

Nous étions un couple heureux, menant une vie modeste. J’exerçais comme artisan boulanger, une véritable passion, et Ghina comme professeure de français. La vie dans notre pays était tout le temps synonyme de rudesse et de pauvreté, pour de multiples raisons qui nous dépassaient. Mais nous, nous y vécûmes en privilégiés, car nous mangions à notre faim tous les jours et avions un toit au-dessus de la tête.

Nous venions d’apprendre la belle nouvelle: Ghina attendait notre premier enfant, un cadeau précieux. Pour lui, chaque matin nous allions garder la tête haute.

Le 4 août 2020, le port de Beyrouth explosa et notre vie fut heurtée avec la même puissance dévastatrice. Peu après dix-huit heures, une détonation étourdissante retentit et le monde sombra dans le chaos. La terreur se répandit dans la capitale, décimant Beyrouth, transformant son beau visage oriental en le fendant d’une cicatrice indélébile.

Notre immeuble fut soufflé tout entier par l’explosion, détruisant notre foyer et mon commerce situé à son pied. Devant nos yeux ne restèrent que des montagnes angoissantes de débris. Une fraction de secondes et un épais nuage de poussière suffirent à ruiner notre existence.

Nous perdîmes tout, et pourtant, nous eûmes la sensation de tout abandonner derrière nous en fuyant. Famille, amis, patrie. Hier nous étions des Libanais, aujourd’hui nous sommes des immigrés, des fantômes errants, des débris balayés par les barbares… Et demain, que serons-nous?

Le 6 août, deux jours après le drame, à l’aéroport, nous achetâmes deux billets d’avion pour la France. Nous décidâmes de fuir notre pays, nos papiers d’identité, notre livret de famille et toutes nos économies en poche. Toute notre vie rassemblée dans un sac à dos.

Je regardai ma femme et son visage, d’ordinaire halé et lumineux, me parut marqué d’anxiété et de douleur. Les coins de ses grands yeux bruns en amande me semblèrent asséchés par ses larmes salées.

Dans le sud de la France, Ghina avait une vieille connaissance. Une jeune femme qu’elle avait rencontrée sur les bancs de l’université, une amoureuse des lettres orientales venue à la découverte de la capitale libanaise. Toutes les deux s’étaient croisées sur les chemins du hasard et une amitié sincère était née. Elle se prénommait Augustine.

Le soir du 4 août, devant son poste de télévision, Augustine regarda les informations, le cœur meurtri et les yeux humides, ses pensées pour Beyrouth, ses pensées pour Ghina.

Alors, quand ma femme téléphona, c’est la main tendue qu’elle accepta de nous ouvrir les portes de sa vie. On raconte que les Augustine sont des âmes charitables… Et moi je n’oublierai jamais ce qu’elle a fait pour nous.

En sortant de sa voiture, une chaleur écrasante enveloppa mon corps. Comme une chappe de plomb, elle alourdit le poids colossal qui pesait sur mes épaules fatiguées. Elle me sembla désormais être mon seul repère familier.

Augustine me sourit. Son visage lumineux fut une caresse, celle d’un espoir qui n’était pas éteint… Nous portions le deuil de notre Liban, tandis que résonnait en moi une promesse: "Beyrouth est en Orient le dernier sanctuaire, où l’homme peut toujours s’habiller de lumière."*

*Extrait de Vingt poèmes pour un amour de Nadia Tuéni.