Je me souviens de Beyrouth comme on se souvient de l’essentiel. Les années ont passé, trop nombreuses. D’autres souvenirs ont pris place sous les portiques de ma mémoire. Pourtant, il me suffit d’entrouvrir le tiroir de mes réminiscences pour que surgissent les images, aussi bourdonnantes qu’un essaim d’abeilles. Un kaléidoscope sonore aux senteurs de fleur d’oranger.

Je les revois, les mômes, aspirant goulûment le jus d’orange à l’aide d’une courte paille de ce Bonjus triangulaire en carton. Ils aspiraient jusqu’à la dernière goutte ce jus que l’on qualifierait aujourd’hui de jus artificiel, néfaste pour la santé. Je les revois insuffler de l’air dans ce cône triangulaire, lui restituant sa forme originelle d’avant le vide, afin de l’écraser d’un coup de pied magistral et répandre dans les airs un bruit de détonation. Comme s’il n’y avait pas suffisamment de détonations à Beyrouth. Comme si Beyrouth avait besoin de ces détonations en carton pour mieux se faire entendre.

Je me souviens de Beyrouth. Le tiroir de mes réminiscences grouille d’images. Tant d’images qu’une vie ne suffirait pas à les déployer de page en page.

Je me souviens d’Abou Salim et de sa Dekkané qui, à la tombée de la nuit, prenait des allures de caverne d’Ali Baba. Dès le crépuscule, les prix triplaient, comme si les ténèbres transformaient le moindre cône de Bonjus, le moindre paquet de Chiclets, en trésors inouïs. Je me souviens de la Dekkané d’Abou Salim éclairée à la nuit tombée par une lampe de pétrole dont les parois noircies par la suie contrastaient avec sa barbe blanche. Il suffisait alors, en ce temps-là, d’une pièce d’une livre libanaise rutilante pour se doter de mille et un trésors. Une livre fondue dans de l’argent et estampillée en son cœur du cèdre immortel.

Je referme ma main sur la pièce d’une livre libanaise qui repose au creux de ma paume, dernier vestige d’un Liban d’antan. Existe-t-il encore de telles pièces au Liban ? La Dekkané d’Abou Salim fourmille-t-elle encore de trésors inouïs ?