2021 a été une année noire de tous les points de vue au Liban. Ce sinistre tableau, la culture n’y a pas échappé. Déjà quasi suspendue par la combinaison létale entre la pandémie de Covid-19 et la crise sociale et économique, la scène culturelle a été frappée par la perte de plusieurs de ses personnalités marquantes, parmi lesquelles l’actrice de théâtre Renée Dik ; le penseur, écrivain et philologue Samah Idriss ; le philosophe Boulos el-Khoury ; le pianiste virtuose Henri Goraïeb ; la journaliste, écrivaine, poétesse et chanteuse Inaya Jaber ; le peintre César Nammour ; le photographe Marwan Assaf ; le journaliste et écrivain Georges Nassif ; le grammairien et philologue (mais aussi militaire et ambassadeur) Antoine Dahdah ; et l’enseignante, grammairienne et philologue Nafissé Nassouh Arayssi Rifaï – sans oublier, naturellement, le philosophe, philologue, éditeur et traducteur Lokman Slim, assassiné dans la nuit du 3 au 4 février au Liban-Sud, et devenu depuis l’un des symboles de la pensée libre au pays du Cèdre.

Ici Beyrouth rend hommage à cinq de ces personnalités qui ont rejoint en 2021 le panthéon de la culture libanaise et dont l’absence se fera durement ressentir : Élias Rahbani, Jabbour Douaihy, Farès Sassine, Borhan Alaouié et Etel Adnan.

Élias Rahbani, un des derniers représentants de “l’âge d’or”

2021 a mal commencé par la disparition, le 4 janvier, à l’âge de 83 ans, du légendaire Élias Rahbani, l’un des derniers représentants de “l’âge d’or” du Liban, des suites du Covid-19. Une sombre prémonition, très symbolique de l’âge des ténèbres que le pays traverse actuellement. Compositeur prolifique et musicien originaire d’Antélias, comme ses deux frères Assi et Mansour, son talent, apparu à un âge précoce, sera reconnu et célébré un peu partout dans les festivals du monde entier. On lui doit plusieurs milliers de mélodies populaires qui trotteront à jamais dans la tête de la plupart d’entre nous et qui feront date dans le patrimoine populaire du pays, notamment ses jingles, thèmes de sitcoms, mais aussi et surtout ses comptines traditionnelles folkloriques.

Jabbour Douaihy, conteur chevaleresque du terroir

L’un des chocs traumatiques de 2021 a incontestablement été le départ trop précoce de l’écrivain Jabbour Douaihy, un véritable gentleman du roman libanais, le 23 juillet à l’âge de 72 ans. Sobre, toujours élégant, doté d’un sens de l’humour très british, et surtout d’un incroyable talent de conteur et de metteur en scène par les mots, Douaihy a réussi à révéler encore et encore au monde entier que la Camarde, qui l’a poursuivi ces dernières années d’un zèle imbécile, est particulièrement tatillonne lorsqu’il s’agit pour elle de choisir ses chevaliers-servants. Et qu’elle a surtout un excellent goût en littérature. Il faut l’imaginer à l’heure qu’il est conversant avec elle, amoureuse transie, de ses passions pour Zghorta, Tripoli, Beyrouth, et l’ensemble de ce terroir libanais qu’il a aimé et décrit, en compagnie de ses amis Samir Frangié, Samir Kassir et Farès Sassine, autour d’un festin convivial et animé…

Farès Sassine, l’homme de la Renaissance

Le sentiment d’irréparable laissé par la disparition de Jabbour Douaihy a été considérablement consolidé, jusqu’au point de l’asphyxie, par le départ, quelques heures plus tard, le 24 juillet à l’âge de 74 ans, de son compagnon de route et inséparable ami Farès Sassine, philosophe, éditeur, critique littéraire et grand amateur d’art et de cinéma. Doté d’une culture encyclopédique rarissime et transversal d’homme de la Renaissance, à l’instar de celle d’un Jean Salem, d’un Samir Kassir ou d’un Antoine Courban, Farès Sassine était également zahliote jusqu’à la moelle: une eau douce et dormante cachant une pensée rigoureuse, profonde et claire, un sens inouï de la formule empreinte de panache et un humour froid et grinçant. S’il emboîte le pas immédiatement à Jabbour Douaihy, c’est certainement pour ne pas interrompre l’une de ces conversations passionnantes qui les ont fait traverser ensemble, aux côtés de leur cercle d’intimes de L’Orient Express et de L’Orient littéraire, le boulevard du temps qui passe.

Borhane Alaouié, au firmament des réalisateurs libanais

2021 a encore frappé fort le 9 septembre en emportant à Bruxelles le réalisateur Borhane Alaouié à l’âge de 80 ans d’un arrêt cardiaque au terme d’une longue maladie. De ses études très pratiques, loin de tout académisme, au sein de l’institut du grand Lionel Ghorra, Borhane Alaouié retient sans doute un côté très indépendant, à la fois artistique sobre et rebelle, dans sa vision du cinéma, placée sous le signe de l’authenticité. Porte-étendard d’un cinéma arabe engagé, notamment en faveur d’une Palestine libre, mais aussi du devoir de mémoire au Liban, et pourfendeur des “marchands de l’image” qui entretiennent une vision commerciale du 7e art, Borhane Alaouié était un talent à l’état brut du grand écran, le dernier d’une lignée de monstres sacrés du cinéma libanais qui l’ont précédé dans la légende: Maroun Bagdadi, Randa Chahhal, Jocelyne Saab ou Jean Chamoun. Son absence sera pesante.

Etel Adnan, la médiatrice polyvalence et cosmopolitisme

Le 14 novembre disparaissait à son tour l’écrivaine, poétesse, artiste-peintre et plasticienne libano-américaine Etel Adnan, à l’âge de 96 ans, peu après l’ouverture d’une exposition de ses oeuvres au Centre Pompidou à Paris, aux côtés de textes de Victor Hugo, Antonin Artaud ou Arthur Rimbaud. Il est difficile de résumer une personne comme Etel Adnan en quelques mots, tant elle paraît être l’archétype de l’artiste polyvalente, cosmopolite et transversale, polyglotte et médiatrice entre les cultures, engagée par différents vecteurs et modes d’expression dans une interrogation permanente sur des thématiques ontologiques bien précises, comme l’identité ou l’appartenance. Le génie d’Etel Adnan, à l’instar de celui de Jabbour Douaihy, Farès Sassine ou Borhane Alaouié, reconnu à l’étranger avec les honneurs mérités, ne recevra en revanche guère d’attention de la part du pouvoir libanais, trop absorbé par son inculture narcissique pour apprécier à leur juste valeur, dans la vie comme dans la mort, ceux qui donnent sans compter pour rééquilibrer la balance libanaise entre la part de lumière, dont ils sont les artisans par excellence, et la part d’ombre, maintenue et entretenue sans aucun garde-fou par les abus criminels d’une certaine caste mafio-milicienne.