Le Club des Artistes Plasticiens Libanais a organisé la conférence intitulée "Qu’en est-il de l’art au Liban?". Plusieurs interventions ont eu lieu, notamment celle, très remarquée, de Zeina Nader, peintre de talent.

À cette question, je répondrais spontanément: l’art va très bien. L’art est le secteur qui est en plein essor et qui produit le plus de beauté et de créativité. À contre-courant de la situation ambiante et de la dévalorisation de la livre libanaise, l’art a connu ces deux dernières années une flambée et un renouveau. L’art a paradoxalement attiré l’attention et été mis à l’avant-scène en pleine crise économique et sanitaire, dans un Liban qui sort également d’une grosse catastrophe telle que celle du 4 août.

Mais comment expliquer cela? Comment comprendre l’essor de ce secteur de luxe, alors que tout le reste du pays est en déclin? 

À cela nous pourrions répondre en pensant à plusieurs aspects différents. L’art s’est avéré un investissement sûr, une valeur refuge. La crise financière a en effet poussé les investisseurs à investir leur argent dans des oeuvres artistiques. Ils réalisent que la valeur de l’art augmente et que c’est là la meilleure manière de préserver leurs placements.
Entre le lollar, la livre libanaise en chute libre et les chèques bancaires devenus de plus en plus inutiles, l’acheteur a compris que c’est dans l’art que l’on est en terrain sûr.
Les amateurs d’art et les collectionneurs se sont tournés vers les maîtres de l’art libanais. En particulier des artistes contemporains de renom, comme Hussein Madi, Hassan Jouni ou Jamil Molaeb.

Jamil Molaeb
Jamil Molaeb

Au début de 2020, il était encore facile et accessible d’acquérir des œuvres en payant par chèque. Ceux qui s’y sont pris à temps ont réalisé de bons investissements. D’une part parce que la valeur même des œuvres en question a gagné en importance, d’autre part parce que les lollars ont été retirés des comptes bancaires à temps.

Par ailleurs, d’autres artistes, moins célèbres et plus jeunes se sont fait connaître. Ils ont été sollicités pour leur talent, mais aussi parce que leur motivation les a poussés à enrichir leurs portfolios et à progresser dans leurs propres recherches artistiques.

L’art, une thérapie en soi

La pandémie aidant, les jeunes artistes qui avaient à la base d’autres activités professionnelles et qui s’adonnaient à leur art en hobby se sont mis à plein temps à la création artistique, quel que soit leur domaine de prédilection. Puisqu’il fallait s’isoler durant le confinement, rien de mieux qu’un atelier de peinture ou de sculpture.

Peindre pour s’évader, écrire pour oublier, sculpter pour faire travailler ses mains au lieu de son esprit… tous les moyens sont bons pour fuir l’ambiance morose de la crise sanitaire.

L’art est la meilleure façon d’extérioriser la peine et la douleur. Il est le baume le plus efficace pour les personnes qui souffrent, qui sont angoissées et dépressives.

L’explosion du 4 août a engendré beaucoup de créativité.  En dépit de l’horreur, cette tragédie a donné naissance à de magnifiques œuvres, que ce soit au niveau de la qualité artistique ou de l’émotion qui s’en dégageait. L’œuvre d’art doit émouvoir, toucher, voire déranger. Lorsquelle sort des tripes, elle parle immédiatement à l’observateur. Que serait-ce alors en temps de crise? Ou à la suite d’une grande douleur collective, comme celle du 4 août 2020?

C’est à travers l’art que l’on réagit. L’Histoire le démontre. Il suffit de citer de grands maîtres, comme Vincent Van Gogh, Frida Kahlo ou Jean-Michel Basquiat, qui ont réussi à atténuer leurs peines en coloriant leurs vies. Même si ces vies-là étaient courtes et tourmentées, même si la douleur était immanquablement la cause (ou la raison) de la couleur, on ne peut nier à quel point l’art est thérapeutique et source de merveilles.

Même à court terme, même sans issue de secours, l’art est un moment présent qui provoque de la joie.

Cette joie, nous, artistes libanais, la vivons. Cette joie est une manière d’échapper aux ondes négatives généralisées et bien plus, cette joie se propage positivement. Elle crée une onde de bonheur et donne de l’espoir.

Voilà où nous mène l’art au Liban. L’art est le catalyseur de l’espoir de jours meilleurs.

Sur ce, visiter une exposition, écouter un concert, assister à une pièce de théâtre ou visionner un film est toujours un moment d’évasion. Un moment de bonheur hors-jeu, hors temps, qui donne envie de rêver, de sourire, de réfléchir ou même de pleurer. L’important est de réagir et d’exprimer la douleur, l’espoir ou la joie.

L’art est un moyen d’expression. Que de messages peuvent être envoyés à travers une œuvre d’art. Fût-elle silencieuse ou bruyante, au sens propre comme au sens figuré. Une œuvre d’art, lorsqu’elle est réalisée avec le cœur, lorsque son créateur y a vraiment infusé ses sentiments profonds, est un puits d’émotions et de vérités parfois non dites.

L’œuvre d’art est aussi pour l’observateur une image miroir de sa propre sensibilité. Certaines touchent évidemment plus que d’autres, selon la subjectivité et l’état d’âme personnel de chacun.

On peut ressentir telle ou telle chose devant telle ou telle œuvre, comme on peut y rester indifférent. Mais on peut également ressentir une émotion tout à fait différente à un autre moment, selon son état d’âme. Que de fois j’ai vu des visiteurs pleurer devant une toile, s’arrêter et l’admirer longuement, alors que d’autres passaient, indifférents, sans même remarquer l’œuvre exposée.

L’art est, d’une façon ou d’une autre, un moment de fuite dans le temps par rapport à celui qui veut bien l’admirer et s’en imprégner. L’art au Liban est de plus en plus prolifique. Des expositions ont lieu régulièrement, le design est en pleine expansion, l’architecture fait de grands efforts précisément pour la reconstruction post-explosion, le cinéma et le théâtre sont autant d’arts qui expriment la douleur de la crise, le marasme ambiant, la situation actuelle vue sous différents angles.

L’art libanais s’exporte

L’art libanais va bien non seulement au Liban même où, malgré crise économique et sanitaire, il se fait voir sous toutes ses facettes, mais mieux encore, l’art libanais sexporte!

Je citerai, de manière non exhaustive et par rapport à ces deux dernières années précisément, certains artistes qui ont été sollicités vers le marché et l’exposition de l’art à l’extérieur du pays.

Deux artistes libanais représenteront le Liban à la 59e Biennale de Venise, du 23 avril au 27 novembre 2022: la réalisatrice Danielle Arbid et l’artiste peintre Ayman Baalbaki.

La réalisatrice et photographe Fadia Ahmad a vu son documentaire "Beirut: The Aftermath" faire le tour des festivals internationaux et gagner plusieurs prix prestigieux. Ce film documentaire témoigne des faits douloureux du drame du 4 août.

Beirtut: The Aftermath - Fadia Ahmad
Beirtut: The Aftermath – Fadia Ahmad

Quant au documentaire du réalisateur Philippe Aractingi, "Thawra Soul", il a été également à l’affiche à l’étranger.

Philippe Aractingi- Thawra Soul

De même, dans le cadre des courts-métrages et des séries au ton authentique, les Zyara Doc Web, créées par Home Of Cine-Jam, qui est une association pour les Arts Humanitaires, de Muriel Abourousse et Denise Jabbour, reçoivent plusieurs récompenses internationales.

En parlant de cinéma, signalons un film libano/franco/canadien dont la première mondiale a eu lieu à Berlin, en mars 2021, lors du 71e festival international du film: "Memory Box", actuellement à l’affiche au Liban.

Alors qu’un grand nombre d’artistes de la communauté théâtrale ont émigré durant cette période de crise, le théâtre libanais reprend doucement son élan. Certains comédiens de stand-up se produisent actuellement à Dubaï. Josyane Boulos, quant à elle, ira jouer sa pièce "Love Letters" à Abidjan en mai.

À Dubaï, par ailleurs, et dans le contexte de l’exposition internationale, un pavillon a été dédié au Liban et à plusieurs artistes libanais.

La littérature aussi

En ce qui concerne la littérature, certains écrivains libanais comme Jabbour Douaihy, Hoda Barakat et Rachid El Daif, ont été traduits en français et édités par la très prestigieuse maison d’édition française Actes Sud.

Le Roi des Indes- Jabbour Douaihy
Le Roi des Indes- Jabbour Douaihy

L’art à travers l’écriture a aussi été mis en pages. Après l’explosion du 4 août, deux très beaux livres ont vu le jour.

Beyrouth Mon Amour- Ouvrage Collectif
Beyrouth Mon Amour- Ouvrage Collectif

"Beyrouth, mon amour" est un ouvrage dédié à notre ville suppliciée, auquel bon nombre d’artistes et auteurs ont participé. Entre peintures et photographies illustrant des textes écrits par de très belles plumes, ce livre est une ode à l’amour de Beyrouth. Il a été largement vendu pour la bonne cause au Liban, en France, aux États-Unis et au Canada. Il va incessamment sortir en langue anglaise sous le titre de "Beirut, My Love".

"Beyrouth à Cœur Ouvert" est un autre très bel ouvrage conçu dans le même esprit et coédité par Artliban Calima et Victor Lebrun. Il a regroupé artistes, illustrateurs, peintres et auteurs également pour la bonne cause. Les bénéfices ont été reversés à La Croix-Rouge libanaise après l’explosion du 4 août. Ce livre est également largement vendu à l’étranger.

C’est dans ce même esprit où l’art libanais contribue à encourager les aides humanitaires, mais aussi le retour aux racines… de nos cèdres que lassociation Green Cedar Lebanon a organisé une exposition unique en son genre, en novembre 2021, à la galerie Modus, Place des Vosges, à Paris. Cette troisième édition de l’exposition intitulée "Dessine-moi un cèdre" est un hommage au pays du Cèdre et a regroupé un grand nombre d’artistes libanais. Un superbe livre réunissant toutes les œuvres exposées a vu le jour. Les bénéfices de la vente de ce livre ont été reversés au profit des boursiers universitaires à la Lebanese American University.

Événements artistiques à l’international

Par ailleurs, une exposition de plus de cent œuvres (peinture, sculpture et photographie) exécutées par 26 artistes libanais, s’est tenue au Peoria Riverfront Museum, à Illinois, aux Etats-Unis, de novembre 2021 à janvier 2022, dont les bénéfices ont permis d’aider des élèves de la faculté de médecine de la LAU à poursuivre leurs études et les centres médicaux de cette même université à recevoir un plus grand nombre de patients dans le besoin. L’exposition a été suivie d’une vente aux enchères qui a donné lieu à de beaux gestes humanitaires, en collaboration avec les quartiers généraux de la LAU à New York et la diaspora libanaise de l’état de l’Illinois.

Lors de ce même événement, en décembre 2021, le Dr Tony Karam s’est mis au piano pour un concert classique, dans le flamboyant Scottish Rite Theatre, dont les bénéfices ont également contribué à cette même cause.

À l’issue de cet événement, 4 artistes ont été sollicités pour exposer chacun une de ses œuvres de grand format dans le musée en question, et ce, de façon permanente. Il s’agit dune toile de Wissam Melhem, d’une sculpture de Lina Husseyni, d’une photographie de Fadia Ahmad, et d’une toile de moi-même.

Pour ce qui est de l’architecture, je citerai quelques noms dont les projets ont été accueillis avec succès à l’étranger: Youssef Tohmé, Bernard Khoury, Diane Sawaya et Karine Fakhry, ainsi que Karim Nader qui a de plus reçu le prestigieux prix du Geste d’Or à Paris pour son livre "For A Novel Architecture", édité en Italie.

Quant aux créateurs de meubles et objets design qui ont été exposés et exportés, signalons Nada Debs, Karen Chekerjian, Marc Dibeh, Karina Succar et George Geara dont on s’arrache la collection de sièges "Amalgam" à Naples, Milan ou Paris.

Karina Sukkar
Karina Sukkar
Nada Debs
Nada Debs

Les artistes libanais se font connaître à travers le monde. Leur art et leur créativité les propulsent vers des horizons lointains, faisant de l’art au Liban un berceau de culture en plein essor.

D’ailleurs, et comme une ultime note d’espoir dans un Liban qui se redresse contre vents et marées, la première pierre du BeMA (Beirut Museum of Art) a été posée il y a peu de temps. Le nouveau musée, qui se situe à côté du Musée National de Beyrouth, était supposé ouvrir en 2020. Le projet, qui a été reporté pour des causes évidentes, est aujourd’hui en cours de réalisation. Un musée d’art riche en culture à tous les niveaux devrait donc voir le jour en 2026.

"L’art est la vie, la vie c’est l’art", écrivait William Blake. C’est dans ce contexte que je verrais l’avenir d’un Liban serein, créatif, dont la pulsion de vie l’emporte sur la noirceur.