Retour sur le parcours hors du commun du professeur de gastro-entérologie à l’Université libanaise, Joseph Kreiker, engagé dans l’humanitaire durant la guerre libanaise aux côtés de Bernard Kouchner. Manipulant la plume aussi bien que le bistouri, le Dr Kreiker répond aux questions d’Ici Beyrouth sur ses deux livres, le recueil d’articles de presse – un concentré de ses opinions socio-politiques portant sur le Liban – et son témoignage de vie.

Diplômé de la faculté de Paris-René Descartes en gastro-entérologie, le Dr Joseph Kreiker choisit d’exercer au Liban et n’hésite pas à parcourir constamment les lignes de front durant la guerre. Ayant échappé à la mort à plusieurs reprises, il fut kidnappé tantôt par les soldats syriens, tantôt par les palestino-progressistes et même par les membres des milices chrétiennes. Auteur de 100 articles dans les journaux francophones et français, il a écrit récemment deux livres: La République des voraces et Le Bonheur au-delà de la médecine. Dans le premier, un recueil d’articles sur le Liban, il insiste particulièrement sur la neutralité garante de la souveraineté perdue. Dans le second, un récit autobiographique, il raconte son action humanitaire dans les organisations locales et internationales dans des conditions périlleuses. À l’heure où la disparition de deux grands médecins humanistes secoue le Liban dans toutes ses composantes et réaffirme la suprématie de l’homme au service de la vie humaine, l’invité de "Libre comme un livre" est un soldat de la paix en blouse blanche. Avec lui, nous ferons un tour d’horizon sur les questions épineuses libanaises et sur l’importance de la médecine humanitaire dans un pays en détresse.

"Le seul qui est mort dans sa vérité est Raymond Eddé. Tous les autres ont des voiles percées par les vents. Les hommes politiques sont comme les chevaux. Il y a les ‘pur-sang’ et les ‘bâtards’". Cette phrase incisive frappe dans votre livre La République des voraces. Existe-t-il aujourd’hui un seul "pur-sang" parmi les acteurs politiques ou les activistes de la révolution de 2019, en qui vous mettrez votre espoir?

Raymond Eddé est mort dans sa vérité. Il n’a pas tergiversé sur ses convictions et sa volonté de sauver le pays des misères qu’il a connues. Le panorama politique actuel ne m’inspire pas une grande confiance; il doit certainement exister dans nos rangs des "pur-sang", mais ils sont encore dans l’incapacité d’agir; j’insiste sur le mot pur-sang pour signifier que le pays doit se libérer des ingérences qui le détruisent. Je dénonce également dans cette affirmation les marchands du temple, les voraces de la politique qui sont guidés par des intérêts strictement personnels, tribaux, familiaux, antidémocratiques. Je stigmatise tous les responsables de l’effondrement, de la faillite et du vol du siècle sans exception. Je place mon espoir dans une véritable révolution issue d’une société civile active, libre, indépendante des vautours de la politique. Cet espoir, je l’espère, ne tardera pas à s’imposer et à changer la donne!

Dans votre dernier livre, Le bonheur au-delà de la médecine, vous commentez ainsi l’accord de Mar Mikhaël: "L’enfer est pavé de bonnes intentions." Puis vous racontez votre visite au Sud avec Sadegh Gotbzadeh et le constat flagrant des antennes médicales financées par l’Iran. Vous vous interrogez alors ironiquement: "Notre leadership pouvait-il être dans l’ignorance de ces faits?" Malgré cette affirmation atténuée, vous n’êtes pas explicitement critique à l’encontre de Michel Aoun.

Il était clair que l’Iran intervenait au Liban; les politiciens, tous, le savaient; lors de la visite des émissaires iraniens à cette date, Aoun n’était pas encore influent sur la scène politique; mais cela ne l’a pas empêché de signer l’accord de Mar Mikhaël. Nous avons vécu la première descente en enfer avec l’accord du Caire, aujourd’hui nous poursuivons cette chute abyssale avec l’accord de Mar Mikhaël. Il est temps que les Libanais se libèrent de toutes les ingérences mortelles d’où qu’elles viennent. C’est le combat pour la souveraineté et l’indépendance du Liban qui doit prévaloir dans tout accord. Malgré les conséquences catastrophiques de cet accord, ses partisans prétendent à tort ou à raison qu’il contribue à la protection des chrétiens. L’Histoire en jugera. Mais notre souveraineté n’est pas négociable.

Dans un article publié en 2005, vous dites que "si l’enquête internationale prouvait une implication de la Syrie et du Hezbollah dans l’assassinat de Rafic Hariri, cela conduirait à la chute ou à l’affaiblissement de la Syrie ou des alliés de l’Iran". Cependant, en 2020, le verdict incriminant deux membres du Hezbollah n’a pas empêché le parti de Dieu d’étendre son pouvoir au Liban. Selon vous, comment en est-on arrivé là?

Depuis 1949 jusqu’à nos jours, plus de cinquante assassinats politiques ont été perpétrés au Liban. La justice n’a pas pu les juger et mettre la main sur les tueurs. C’est un rapport de force conjoncturel, structurel. Un immense homme fut assassiné, Rafic Hariri, et un sauvage carnage politique a suivi, secoué et endeuillé tout le Liban. L’impunité des crimes est restée la norme. Un véritable cauchemar qui n’a pas encore pris fin. Vous avez raison de noter l’absurde, de constater que le monde n’évolue pas dans le sens de la justice et de la paix. Nous n’avons aucune maîtrise sur l’Histoire et la marche du temps. Je pense que la justice émanant du Tribunal spécial pour le Liban a été molle, timide, incriminant des individus et non des États ou des services de renseignements, ce qui rend le verdict peu crédible et n’entraîne aucune volonté réactionnelle.

Dans La République des voraces, vous exprimez la crainte qu’il n’existe parmi les deux millions de réfugiés au Liban des terroristes en puissance capables de rallumer la violence et les guerres. Que pensez-vous des voix qui s’élèvent pour accuser de racisme et de haine les Libanais-es qui réclament le retour des réfugiés dans les zones syriennes sûres?

Rappelez-vous toujours la citation de Régis Debray: "Rien ne coûte plus cher que le déni des origines." La meilleure action humaniste est de permettre aux réfugiés syriens de rentrer dans leurs villages, leurs maisons, auprès de leurs familles où ils peuvent retrouver leur patrimoine ancestral, culturel, idéologique et social, précieux et valeureux. Il ne faut pas les rejeter dans les tentes de la misère. Malgré la réalité de la menace takfiriste parmi les réfugiés, nous avons un devoir de fraternité et de générosité envers un peuple innocent qui fuit les affres de la guerre. Le souhait du retour des déplacés syriens dans les zones sûres de leur pays est hautement souhaitable et ne relève pas du racisme. Bien au contraire, c’est dans le respect de la dignité retrouvée d’un peuple souverain qu’il faut le placer. Que personne ne s’aventure à nous donner des leçons d’humanisme. Loin de tout racisme, le peuple libanais dans toutes ses composantes a fait preuve de générosité envers les déplacés syriens sans distinction. Nous avons lutté contre la précarité, la pauvreté et les menaces. Une action humanitaire généreuse a été menée par les ONG nationales, internationales, le gouvernement et le peuple libanais.

Vous êtes un ami de longue date de Bernard Kouchner et vous avez collaboré avec lui au Liban dans sa mission humanitaire dans le cadre de Médecins sans frontières. Racontez-nous cette amitié et cette expérience au secours des blessé-e-s de la guerre au Liban.

Au début de la guerre, je travaillais dans les hôpitaux des lignes de front exposés aux bombardements meurtriers. À cette époque, je retrouvais au Liban Bernard Kouchner, un ami médecin gastro-entérologue que j’avais connu à l’hôpital Cochin, où je poursuivais ma formation en hépato-gastro-entérologie. Tout le monde connaît son célèbre parcours sur tous les terrains de guerre partout au monde. Cofondateur et président de Médecins sans frontières (MSM) et Médecins du monde (MDM), il a mené une action humanitaire gigantesque auprès de toutes les communautés au Liban sans distinction raciale ou confessionnelle. Il a aidé les Libanais, les Palestiniens, les musulmans et les chrétiens. MSF et MDM ont participé à la réhabilitation des structures de nombreux hôpitaux gouvernementaux. Ils ont construit des hôpitaux de campagne où ils ont soigné les blessés, ils ont transféré des patients dans les hôpitaux de France, quand l’urgence le dictait. J’ai eu la chance de participer à de nombreuses missions menées par ces associations. Une amitié indéfectible est née entre nous, issue du combat humanitaire et d’une collaboration étroite sur le terrain des misères. L’ex-secrétaire d’État a toujours été un médecin de la liberté et de la dignité, œuvrant pour la justice et la paix. Aujourd’hui l’histoire de l’humanitaire n’est plus celle d’hier, car marquée par la trajectoire et les acquis de Bernard Kouchner. J’ai eu la chance de partager avec lui des moments courts, mais chargés d’une intensité émotionnelle sans pareille.

En quoi cette mission diffère-t-elle des autres actions humanitaires que vous avez menées au Liban? Racontez-nous une de vos expériences sur le terrain.

L’aventure humanitaire de MSF et MDM est passionnante et surprend par son lot d’imprévus; elle privilégie toujours l’esprit de solidarité humaine au-delà des frontières de naissance, des convictions idéologiques, des clivages politiques, ethniques, identitaires et religieux. Au cours des engagements de terrain, il nous est arrivé à maintes reprises de soigner "nos ennemis" qui quelques instants plus tôt nous bombardaient. À force de voir l’univers de la haine sauvé par le monde de la compassion, on en sort transformé, purifié. La particularité de ces actions est d’avoir proposé la création de couloirs humanitaires, introduit la notion d’ingérence humanitaire aux Nations unies, adopté le tapage médiatique pour dénoncer les bourreaux et les criminels, une action qui a été récompensée à juste titre par le prix Nobel, décerné à Médecins sans frontières.

Deux médecins très altruistes et dévoués viennent de décéder le même jour. Leur perte immense est pleurée amèrement par tous les Libanais-es, toutes classes et religions confondues. Les avez-vous connus? D’après vous, la formation médicale et déontologique les avait-elle marqués profondément de son sceau humanitaire? Ou leur philanthropie légendaire résultait plutôt d’une prédisposition personnelle?

Deux grands médecins, deux amis, dont l’action s’inscrit dans l’histoire du Liban, viennent de nous quitter. Le médecin Pierre Daccache était un ami de longue date. Il multipliait les casquettes. Homme politique, scientifique, il était engagé avec amour, constance et persévérance auprès des malades et des pauvres; Pendant la guerre, il opérait sans répit les blessés de guerre et soignait à longueur de jour et de nuit ses patients qui par ailleurs l’adoraient. Il m’est arrivé un jour de l’accompagner à Hadeth sous les bombardements; il sillonnait le quartier la nuit avec sa voiture pour distribuer des aides alimentaires et des médicaments aux habitants du quartier – des aides qu’il entassait dans le coffre de sa voiture. En politique il a mené un combat indéfectible pour la souveraineté, l’identité et la préservation du pays des crises, des conflits et des guerres. Il dépensait des journées entières pour convaincre les belligérants de tous bords d’arrêter les combats. Il était présent au carrefour de toutes les décisions pour tenter de sauver l’humain.

Roy Nasnas était un illustre médecin, animé par une grande compétence scientifique médicale, un humanisme sans frontière, une extraordinaire capacité de travail, résistant à toutes les épreuves. De même, il fut un conférencier hors pair et un professeur brillant, maîtrisant l’art de la transmission du savoir à ses étudiants. Oui, sans doute il a sauvé beaucoup de vies. Une grande perte pour le Liban et les Libanais!

Deux êtres d’exception, dévoués à leur vocation, partis le même jour! Il est difficile de déchiffrer si la force et l’énergie révélées en eux sont transmises par les événements qu’ils affrontent, ou si les circonstances n’ont fait que réveiller en eux une force et une énergie latentes faisant partie de leur être, de leur caractère et de leur prédisposition.

Vous évoquez souvent Ernest Renan dans vos écrits, en particulier son concept de la nation. Selon vous, qu’est-ce qui empêche aujourd’hui les Libanais-es de former une nation?

Au Liban, les guerres et les conflits nous ont appris à nous méfier de l’avenir, le concept du vivre-ensemble n’a pas toujours été une sinécure. Notre diversité a été jalonnée par des conflits meurtriers alternant avec de très courtes périodes d’accalmie. Notre farouche attachement au concept du vivre-ensemble nous a coûté très cher, à tous, en vies humaines, en malheurs, en deuils et tourments. Malgré ce lourd passé, il est temps de s’inspirer d’Ernest Renan qui affirme que la nation est bâtie sur l’oubli et l’occultation volontaire. "Qu’est-ce qu’une nation?" Ernest Renan nous montre le chemin en disant: c’est le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivisé; une nation c’est une âme. Une nation est une solidarité, un plébiscite de tous les jours et une conscience morale. Nous sommes tous attachés au concept du vivre-ensemble pour fonder un État de droit et une nation harmonieuse.

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