Mon dos craque comme une branche sèche contre le dossier en bois de ma chaise de bureau. Depuis combien de temps suis-je assis là à travailler ? En jetant un œil par la fenêtre, c’est une nuit noire qui m’engloutit. Mince, le temps a filé et je dois désormais être la seule âme qui vive dans le bâtiment de la galerie de paléontologie. Ma lampe éclaire faiblement, baignant mon bureau d’une lumière douceâtre.

Je pose mon pinceau sur le côté de la table et étire mes doigts tout raides pour l’avoir serré si fort de longues heures. Je retire le monocle qui grossit ma vision gauche lorsque j’époussette et analyse, et me frotte l’œil douloureusement. Certains soirs, la trace ronde semble avoir laissé une cicatrice indélébile tout autour de mon œil bleu. Mais, le lendemain matin, au réveil, il n’y a plus rien sur mon visage buriné. Seulement les rides, plus vieilles d’une journée et d’une nuit de recherches supplémentaires.

Le plateau de chêne de mon bureau est couvert de la poussière qui s’est envolée tout autour de mon spécimen, suivant les mouvements précis que j’ai dictés au pinceau. Je n’ai rien voulu nettoyer de ma chasse au trésor. Et ce soir, je suis extatique !

Je vis dans la mémoire du temps. Mes camarades les plus fidèles sont vieux, mystérieux et incroyablement précieux. Ils sont autant de traces de ce que notre terre offre de plus beau. Dire qu’aujourd’hui, l’homme la souille et la déteste, la quitte dès qu’il le peut. Moi, je ne fuis pas vers l’avant, je suis chanceux car je vis dans l’Histoire, je me réfugie dans le passé.

Ce que je soupçonne depuis ce matin est formidablement réel ; les chiffres écrits en rouge sur la minuscule étiquette sont formels. Je tiens entre les mains un spécimen rapporté par le citoyen Beurard, lui-même l’ayant obtenu dans sa collection de son neveu Harmand, lieutenant de vaisseau envoyé en mission au Liban entre 1815 et 1817.

Je crois que vous ne mesurez pas la portée de cette information… je m’explique. Ce spécimen a été décrit par le paléontologue Blainville, sans qu’il ne le dessine pourtant jamais, au cours du XIXe siècle. Il provient du gisement de Haqel, dans la région du Mont-Liban, où l’on trouve de nombreux poissons fossiles. Seulement, celui-ci est porté disparu depuis des siècles !

Et voilà que je me retrouve, moi, Jamal, chercheur libanais à l’aube de sa retraite, avec ce témoignage du patrimoine de mon pays, à cataloguer dans les collections du Muséum national d’Histoire naturelle de Paris ! Je tremble comme une feuille. Je profite de cet instant où je suis le seul à savoir. Quelle trouvaille merveilleuse !

Alors, tout seul dans mon bureau empoussiéré de la rue Buffon, je célèbre l’Histoire et la science par une danse boiteuse de la victoire ! Et en attendant des jours meilleurs, je suis heureux de savoir que mon pays est gorgé de richesses… même si elles sont bien cachées.

 

 

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